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Ma vie ne regarde que moi
17 octobre 2019

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La vérité du passé est ballottée entre le souvenir et l’imaginaire. Je me souviens. J’imagine que je me souviens. À la fin du premier trimestre de mon année de sixième, j’étais en tête dans presque toutes les matières. Du moins, au grand orgueil de mon père, dans toutes les matières qu’il jugeait importantes. Aussi, comme cadeau de Noël je reçus une montre et un stylo Shaeffer « balance » à pompe, présents pour lesquels toute la famille s’était cotisée. De plus, en signe de passage de relais, mon père déposa solennellement dans ma chambre son « Grand Dictionnaire Universel du XIX è siècle » déclarant qu’il me serait désormais au moins aussi utile qu’à lui. Je compris qu’il m’était désormais impossible de descendre de ce trône où mon désintérêt profond pour tout ce qui se passait au pensionnat m’avait hissé. Cette année là, il fit très froid, plus d’un mètre de neige recouvrirent le Can de la Roche, le vent soufflait presque tous les jours en tourmente et mes cadeaux de Noël m’isolaient presque aussi efficacement de mes anciens camarades du village que la neige. Je passais mes vacances à lire et m’avancer dans le programme. Il m’arrivait même assez souvent de vouloir lire autre chose que de la littérature, ainsi la « Logique sans peine » de Lewis Carroll. Je craignais de m’endormir dessus, au contraire, de raisonnement en raisonnement, je suis resté éveillé jusqu’à quatre heures du matin. D’où un réveil inhabituellement tardif en ce qui me concerne. Presque dix heures. Mais comme le temps était effroyable, je ne songeais pas à sortir et me remis à d’autres lectures. C’est ainsi que se fabriquent les petites bêtes savantes : j’avalais et régurgitais tout. Pour le réveillon de Noël, je décidai d’apprendre par cœur une grande partie du recueil Alcools que mon père s’était procuré dans l’édition 1913 du Mercure de France et en fit le spectacle familial de la soirée.

Bref, me coupant de plus en plus de tout ce qui avait fait les enchantements de mon enfance je devenais un stupide singe savant. Cette situation ne s’arrangea pas au second trimestre où ma solitude de premier de classe se renforça me rejetant davantage encore vers les livres et l’étude.

Pourtant cette situation eut un effet inattendu : certains parents d’élèves externes, interrogeant leurs rejetons, découvrirent que j’existai. Les pensionnaires avaient alors le droit de sortir s’ils étaient parrainés par un adulte. Aussi, à ma grande surprise, un jour, alors que jusque là il ne m’avait presque pas regardé, un élève, Antoine Pagès, me demanda si j’accepterais d’être invité chez lui un dimanche. Rien en lui ne m’attirait vraiment, toujours parfaitement habillé, c’était pour moi un petit bourgeois rondouillard, sans aucun charme, qui s’efforçait avec difficulté de ne pas dormir au fond de la classe mais la perspective de pouvoir sortir du lycée autrement que dans un groupe encadré de surveillants ne pouvait me laisser indifférent : je lui dis que ça me ferait plaisir. « Mon père va en parler au Directeur, dit-il, demande à ton père s’il serait d’accord ».

C’est ainsi que je pénétrai dans le milieu bourgeois d’une petite préfecture de province, le père d’Antoine était le Directeur de la Banque de France locale.

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