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Ma vie ne regarde que moi

2 mai 2020

149

Pourquoi peindre, composer, écrire. Pourquoi écrire ? Pourquoi est-ce que j’écris, que je m’obstine à écrire ? Il y a ce que nous sommes et ce que nous voudrions être ou ce que nous imaginons que nous voudrions être. Nous agissons comme ceux que nous sommes mais nous nous voyons comme ceux que nous aimerions être. J’ai conscience de n’avoir pas choisi de devoir écrire car presque aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfant maîtrisant l’écrit je me suis livré avec rage à cette activité. Quand je n’écrivais pas, dans mon lit par exemple ou en me promenant dans la campagne, je me suis toujours raconté des histoires et j’ai, très vite, tenté, plus ou moins adroitement de les transcrire tournant comme une guêpe, avec insistance autour des mots de chacune des phrases que je couchais sur le papier. Devenir un être d’écriture. Pourtant, écrire ne comble rien en moi, l'écriture est en soi plutôt un manque, une insatisfaction permanente devant l’impossibilité à définir précisément ce que je cherche à écrire, une manifestation d'angoisse devant l'absence de solution : l’écriture m’est un suicide mou. Je m’acharne à écrire tout en ne sachant précisément ni pourquoi, ni comment, ni pour qui. Tout créateur est de cette espèce qui ne vit que dans l’obsession de ce qu’il crée, qui s’enferme dans son besoin de création comme dans une bulle. Rien de social là-dedans, car si la création apporte parfois une certaine reconnaissance au travers des objets créés, la plupart du temps il n’en est rien et les rares exemples de réussites financières de créateurs n’expliquent en rien l’entêtement qui les pousse à créer. Créer est leur respiration, leur battement cardiaque qui agit en eux comme réflexes vitaux en deçà de la conscience. Les créateurs, toujours, quelle qu’en soi la réception, s’obstinent à croire en leur création, en ce qu’ils proposent à la face d’un monde qui les ignore ou les tolère à la marge au point de mener des vies misérables. L’acharnement à créer est une drogue, un besoin vital, comme si une nécessité implacable poussait celui qui voue sa vie à la création à mettre de côté tout le reste pour s’enfermer dans ce besoin abstrait : faire de l’inédit, du nouveau, mettre sa marque dans un objet, une suite de son, un texte. Tout créateur est ainsi forcément marginal puisqu’il installe dans la culture quelque chose qui n’était pas avant qu’il ne le fasse, même si, dans la plupart des cas la nouveauté de leurs productions reste inaperçue car les sociétés préfèrent reconnaître ce qu’elles connaissent déjà. Un écrivain n’a pas à savoir où il va, il y va, à moins de ne viser qu’une situation commerciale et devenir un ouvrier, parfois un contremaître, de l’écriture il avance à tâtons vers un but qu’il ne connaît pas mais dans lequel il a placé toutes ses raisons d’être.

Qui, ainsi, peut imaginer que j’ignore l’absurdité de ma façon d’être ? Je suis, je me sens, si loin de la « littérature » reconnue, de toutes ces personnes et ces institutions qui en vivent plus ou moins petitement mais sans lesquels cependant il n’est pas d’écrivain et je passe pourtant le plus clair de mon temps à écrire, remplir des pages, peut-être pour conjurer le blanc définitif dont, malgré ma santé et ma forme physique exceptionnelles (à mon âge, ne cesse-t-on de me répéter… je sens l’approche furtive du renard roux. Mais, que puis-je faire d’autre ? Je n’ai jamais appris, approché autre chose ; indépendamment des quelques succès anciens dont je pourrais m’enorgueillir, je n’ai jamais eu le désir de faire autre chose. Famille, pétanque, partis de cartes, lotos, bavardages, plaisanteries plus ou moins salaces autant d’activités dont je me sens étranger et qui m’excluent d’une vie sociale — s’il en est une — de vieillard. Ne me reste que cette extravagante activité qui consiste à creuser mon passé pour remplir des pages (il est vrai aujourd’hui virtuelles ce qui est le comble de l’irrationnel) que personne, même pas moi, ne lira jamais.

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26 mars 2020

147

Il n’était pas rare que, à l’improviste, sans s’être jamais annoncés, des écrivants de toutes sortes s’imposent ainsi dans mon « atelier » (appelons-le ainsi…). La démangeaison de l’écriture est un prurit bien plus répandu que la gale ou le psoriasis et j’en ai vu de toutes sortes depuis le grand-père désireux de laisser une trace d’une vie quelconque à ses descendants jusqu’à l’adolescent boutonneux persuadé qu’il était un poète de génie qui me mettait sous le nez ses poèmes de mirliton amoureux en passant par la femme trompée qui déversait toutes ses frustrations sur un papier qu’elle savait complice. Nombre d’entre eux s’étaient déjà cassé le nez en envoyant leurs textes à des éditeurs connus et ma « maison » apparaissait un peu comme leur dernier recours. J’avais l’habitude de les recevoir avec beaucoup d’amabilité et de ne pas les décourager dans leurs désirs car, pour l’essentiel, c’étaient eux qui me faisaient vivre. Je leur faisais comprendre que, oui, leurs textes étaient dignes de l’ennoblissement de l’imprimerie mais que cela avait un prix et que je ne pouvais le faire sans récolter d’abord un peu d’argent. Je leur suggérais plusieurs solutions : utiliser leurs économies, envisager une vente préalable de 2 ou 300 exemplaires auprès de leurs proches et amis, faire un emprunt en banque, et s’ils avaient quelques relations tenter d’obtenir une aide des nombreuses officines publiques ou privées dont le but était d’encourager la littérature… Je ne prenais ainsi jamais de risques sachant que, en ce qui me concernait, la production de leurs ouvrages me coûtait la moitié de ce qu’ils me versaient. Je dois dire que la modestie assumée de mon environnement de travail les rassurait, je m’arrangeais, alors que je vivais alors assez confortablement de cette duperie, pour leur faire comprendre que je ne roulais pas sur l’or, que les services que je réalisais ne l’étaient que parce que j’étais un amoureux inconditionnel de la littérature, en somme que je me sacrifiais pour eux. J’en ai rarement vu pleurer sur mon sort mais certains n’en étaient pas loin car j’avais appris à être convaincant. Par ailleurs, en dernier recours, je disposais d’un autre argument de poids. Je proposais, pour que mes dupes ne se voient pas ainsi, de les publier dans une revue « littéraire » que j’avais créée, Hôtel Continental, titre mûrement choisi car évoquant quantité d’antécédents littéraires, la seule condition étant qu’ils s’abonnent pour un an, ce qui représentait une dépense à l portée de toutes les bourses. Agissant ainsi j’avais un fichier, sans cesse renouvelé par de nouveaux entrants, car il était rare que les mêmes se réabonner, de 200 à 300 abonnés que je leur mettais comme un hochet sous le nez et qui avait un extraordinaire pouvoir de persuasion. Peu y résistaient or le coût d’une page, deux au mieux, de cette revue était pour moi bien inférieur à celui de l’abonnement. J’étais de toutes façons gagnant et ma petite entreprise tournait gentiment. Enfin, s’ils arrivaient à trouver de l’argent et que je les publiais, je leur proposais une publicité dans les pages de la revue dont le prix dépendait de la surface qui lui était consacrée et même, quand j’étais à bout d’argument, une rubrique critique assumée par divers de mes hétéronymes mais qu’ils devaient naturellement rémunérer, de même que si je devais leur fournir une illustration « d’artiste » pour leurs couvertures.

Peu d’entre eux se plaignaient ensuite. Bien au contraire, la plupart étaient heureux et fiers car ils voyaient leur nom imprimer sur un livre, une brochure, une plaquette de belle facture et pouvaient en faire étalage dans leur entourage. En fait j’assumais un mission d’intérêt général. Ma revue, pour cela, réussissait ainsi à obtenir une aide du Centre National du Livre.

25 mars 2020

146

La représentation du passé est une construction du présent, c’est en effet dans le présent que nous pensons notre passé. Rien, dans les souvenirs que j’ai aujourd’hui, de Ronald, hélas, contre toutes les lois de la nature, disparu bien avant moi, ne me permet de revivre avec précision et justesse les moments vécus ensemble car, au départ, tout semblait nous opposer. Dans la réalité, chaque rencontre ouvre sur de possibles bifurcations et celle-ci, et ses suites, furent, comme il se doit, imprévisibles. En fait, Ronald n’est pas vraiment mon neveu, tout au plus un neveu à la mode de Bretagne, c’est en effet le petit fils d’une des sœurs de mon grand père de Carmaux et notre rencontre est bien davantage le produit du hasard que celui d’une quelconque proximité familiale. Ronald né en 1982, soit soixante ans avant ma naissance. Jeune encore, il est mort d’une overdose à Montpellier, le 3 octobre 2012 et pendant les trente courtes années qu’a duré sa vie nous avons été très proches durant quinze ans. Pendant ces quinze ans nous ne nous sommes vus que par intermittences mais notre amitié a été d’une grande intensité car je crois avoir été pour lui à la fois le grand-père et le père qui lui manquaient. Il était né à Pézenas où, d’après ses dires, il vécut jusqu’à l’âge de quatorze ans fuyant ensuite une famille à laquelle il ne sentait pas appartenir. C’est par hasard que nous nous sommes rencontrés. Je ne vivais pas encore à Montolieu, mais à Montpellier où, toujours persuadé que je ne pouvais vivre que par l’écriture, car si j’avais déjà publié plusieurs ouvrages aucun ne me permettaient, et de loin, de vivre de mes droits d’auteur. Je vivotais donc d’écrits alimentaires et de petits boulots, mais surtout, en grande partie, d’une petite maison d’édition poétique qui tirait l’essentiel de ses ressources des nombreuses aides diverses à l’écriture et, surtout, des publications à compte d’auteurs des très nombreux imbéciles qui rêvaient d’être publiés, quelles qu’en soient les conditions. Il est possible que je parle de cela aussi un jour à venir car il y a beaucoup à dire sur ce monde des sans grades de l’édition. Chaque chose en son temps. Ronald, comme nombre de jeunes gens révoltés de cette époque, attirés par l’idéologie de la révolte et de l’anarchie se réclamait du mouvement punk et vivait comme tel. Sans ressources, il galérait ici ou là et pratiquait tout ce qui lui permettait de survivre depuis la manche aux sorties des églises jusqu’à de petits trafics en tout genre, capable de prêter main forte à un réseau de revente de hash comme à une bande de voleurs l’entraînant dans des coups à faire. Bref il se voyait comme un héros asocial totalement libre même si, à plusieurs reprises, il frôla la prison. Rutebeuf, Brassens, Rimbaud, Kerouac, Burroughs, faisaient partie de son panthéon et, s’il était peu doué pour la musique, il se croyait, lui aussi doué pour la littérature ayant déjà écrit quelques poèmes et chansons repris par un groupe local de hard rock totalement inconnu. Je ne sais comment, bien que nous n’ayons pas le même nom de famille, il apprit que nous étions vaguement parents. Il prétendit qu’un jour il était tombé sur un de mes ouvrages dans une brocante, appris ainsi en même temps que nous vivions dans la même ville et que j’étais éditeur. Il décida donc de me rencontrer. C’est ainsi que je vis un jour ce grand garçon dégingandé à blouson de cuir noir clouté totalement râpé pousser la porte de l’espèce de garage amélioré que j’appelais pompeusement « ma maison d’édition ».

24 mars 2020

145

Pauvre lecteur s’il en est, je sais que me suivre est difficile car je suis incapable d’écrire de façon linéaire et passe ainsi d’un sujet à l’autre sans avertissement. Je sais que tu attends que je poursuive l’histoire de ma liaison avec Sophie, je sais aussi que j’avais annoncé un événement inattendu mais je n’ai pas envie de parler de ça aujourd’hui, un jour certainement constituant ainsi quelque chose comme des suites. Mon écriture est vagabonde, passe d’un sujet à l’autre comme les souvenirs dans mon cerveau dont je ne contrôle pas totalement la venue, ou non. Dans cette autobiographie j’avance ainsi lentement au gré des incidents du présent qui ramènent en ma mémoire des fragments du passé. Je ne vis pas vraiment aujourd’hui, je me souviens simplement que je viens de vivre. Je sais aussi que mes 129 (c'est bien peu, n’est-ce pas…) "amis" se moquent de mes lectures mais communiquer dans le vide, c'est toujours croire communiquer et les échanges de parole, comme me l'ont appris ma fréquentation des cafés sont souvent si vides qu'elles s'apparentent à des soliloques. Facebook est mon nouveau café du commerce.

Aujourd’hui c’est le souvenir de mon neveu Ronald qui s’impose et sa curieuse relation à la mort. Peut-être est-ce pour cela qu’il éprouve pour moi une sympathie certaine, parce qu’il en sent en moi l’approche. Dès qu’il eut seize ans et une certaine indépendance, Ronald jouait avec la mort comme avec un chaton essayant à peine d’éviter ses petits coups de griffe. Elle était un de ses colifichets. Il en arborait l’image sur tous ses vêtements plus obscurs que noirs, ses croix tortueuses, ses têtes de mort en bagues, boucles d’oreilles, broderies, impressions sur ses tee-shirts. Il fréquentait tous les cimetières où il trouvait toujours une tombe favorite qu’il photographiait pour un album dont c’était l’unique sujet. Il emportait partout avec lui un poste de radio qui a la forme d’une tête de mort et lui sert de réveil-matin. Pourtant il me reproche d’en trop parler. Qu’est-ce donc pour lui que la mort ? La mort de qui, de quoi ? Une image, la volonté de choquer « le bourgeois » ? Encore un sujet de conversation entre nous, je lui parle de l’image de la mort dans l’histoire des cultures, il me dit comment ses amis et lui la considèrent… Comme quoi l’âge n’est jamais une barrière absolue. Je n’ai jamais vraiment su si c’était un jeu d’adolescent ayant du mal à définir sa place dans le monde ou si c’était un vrai fond de morbidité. Pourtant il n’eut jamais la tentation réelle du suicide même si, un temps, il lui arriva de jouer avec son idée. Avec Ronald nous avons des discussions sérieuses. Sous ses airs indifférent à tout, et malgré son écriture désastreuse, il réfléchit et je trouve même qu'il pense bien. Nous avons souvent ainsi parlé de la mort et de la religion. Bien qu’il se dise athée comme moi, il s’est en fait bricolé une religion bien à lui. S’appuyant sur le fait que le vivant n’est qu’une combinaison d’atomes, il croit en une vie éternelle sans dieu. Pour lui, chacun des atomes de notre corps conserve une mémoire de nos vies et lorsqu’ils se dispersent, cette mémoire est très fragmentée. La plupart du temps elle n’apparaît pas mais il arrive que plusieurs atomes d’un même corps se retrouvent dans un corps nouveau et réactivent alors leurs mémoire. C’est une forme de métempsychose intégrant l’aléatoire. Il est aussi persuadé que l’on peut, en adoptant certains modes de vie, réduire l’aléatoire et obtenir ainsi quelque chose comme des sentiments de vies antérieures. Il dit ainsi qu’il a repéré un lieu (il n’a pas voulu me dire lequel) où il peut se recharger en atomes d’une vie antérieure dont il n’a rien voulu me dire si ce n’est qu’elle le passionne.

19 mars 2020

144

Le grand inconvénient de mes mémoires, c’est de me tirer sans cesse en arrière. À quel moment de ma vie, mon autobiographie rend-elle compte de ma vie réelle ? Pas dans mon enfance car plus ou moins consciemment j’ai fantasmé sur elle, ne sachant plus vraiment ou était le réel et le souvenir du réel, l’exaltation du rêve et la médiocrité de la réalité. L’écriture change la vie, décider d’écrire change la vie car le monde devient alors un espace à la fois d’observation et d’invention qui vont se mêler intimement dans ce que sera peut-être un jour un texte.

Je me relis rarement car ce que j'écris aujourd'hui sera différent demain. D'autant que mon écriture ne s'appuie pas sur le squelette d'une fiction qui justifie ses moments. Je poursuis tranquillement mes souvenirs et mes rêves et, ceux-là, dépendent très étroitement du contexte dans lequel ils surgissent.

Le 23 juin 1941, je passais mon permis de conduire et de ce fait qui m’est soudain devenu évidence, ont émergé le costume pied de poule gris clair avec lequel ma mère me trouvait si beau, la journée ensoleillée, chaude, la longue avenue droite et poussiéreuse sur laquelle s’est déroulé cette épreuve, l’accident que j’ai évité — une jeune mère surgissant soudain, poussant un landau, d’entre deux camions garés sur ma droite — et qui m’a valu l’obtention immédiate de ce précieux document, l’autorisation de prendre la voiture familiale pour aller passer la soirée à la plage, de sorte que cette journée s’est comme reconstituée d’elle-même.

Ce matin je me suis réveillé avec une date en tête. Pourquoi ? Et surtout pourquoi cette date qui ne me rappelait rien: 23 juin 1941. J'avais alors 18 ans 5 mois et 23 jours, donc rien de remarquable. J'ai donc essayé de me souvenir. J'ai d'abord recherché dans l'Histoire, la guerre continuait comme d’habitude… Aucun intérêt. J'ai alors réalisé que de 1941, l'année de mes 19 ans, période pourtant remarquable, je ne me souvenais de rien puis je me suis dit que j'avais, cette année-là, passé le permis de conduire, (que j'étais étudiant à Montpellier, en lettres = faux) et, peu à peu, à partir de repères officiels, j'ai fini par faire émerger des souvenirs, une cohorte de souvenirs qui, lentement, s'organisaient.

Mon grand-père était un petit homme sec, toujours la cigarette (il roulait du tabac gris dont je revois les paquets cubiques et sens encore l’odeur forte) dans du papier de la marque riz-la) collée en permanence au coin gauche de ses lèvres, un béret basque noir toujours sur la tête.

Devenir adulte…

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17 mars 2020

143

Né en 1922, ma vie a traversé un monde de crises et de guerre. Pas une année où il n’y ait une guerre, souvent plusieurs, massacrant sans la moindre hésitation des hommes, des femmes, des enfants, dans un territoire ou un autre. Pas une année où une crise n’a pas tué, déplacé, martyrisé moralement et physiquement des êtres qui ne demandaient qu’à suivre, le moins mal possible, la trajectoire de vies modestes. J’ai essayé, en vain, d’y échapper. Jugeant que l’homme était un animal déséquilibré, je me suis mis le plus possible à l’écart du commerce de mes semblables, m’enfermant peu à peu dans l’illusoire retrait de l’écriture et de la lecture allant jusqu’à bâtir, dans le village perdu où je vis comme un dominicain, un blockhaus de livres. Et tout cela en vain… Dans les rues que je voulais immuables, des hommes, des femmes mendient, dorment dans le froid et le vent, sous la pluie et la neige, des jeunes gens désœuvrés se battent pour un regard, menacent des vieillards, pillent ce qui tient, difficilement, lieu de boutique. Seul aujourd’hui, le virtuel, ce monde artificiel et aseptisé me reste comme dernier refuge. L’ennui avec la littérature, c’est qu’elle propose des ensembles de récits cohérents. Pourtant, quand je regarde en arrière, que j’essaie de rassembler mes souvenirs pour écrire ce livre, je suis bien contraint de reconnaître que ma vie n’a été rien d’autre qu’un moment après l’autre sans réelle visée, sans unité, une suite de moments que seul le temps a réuni, un chaos de hasards et d’incertitudes qui, mis bout à bout, ont fait de mon existence ce qu’elle a été. Se plonger dans ses souvenirs est ainsi, en quelque sorte, comme une reconstruction idyllique de ce qui a été, l’assemblage bonifié de suites disparates.

Car en 1942, période troublée s’il en est, mon bonheur était, selon les critères conventionnels d’évaluation du bonheur, presque parfait et l’environnement de plus en plus guerrier du monde ne me concernait guère. Je n’étais pas un résistant me contentant d’être un réfractaire en fuyant le STO chez mon grand-mère où ma mère et mes sœurs — mon père ayant été rappelé à son devoir de sous-officier de réserve puis rapidement fait prisonnier quelque part dans la Somme — n’avait pas tardé à nous rejoindre. Ma mère, ayant retrouvé cet environnement de village pour laquelle elle avait été formatée, n’était plus dépressive. Tout, bizarrement, allait donc presque pour le mieux. Dans ce village isolé dans un trou du plateau rugueux de la Margeride, et malgré l’arrivée en décembre 1942, des troupes allemandes, nous ne manquions de rien. La résistance qui s’organisait autour de nous laissait flotter son parfum d’héroïsme mais ne vivait pas encore les multiples drames qui allaient l’ensanglanter dans les années suivantes. Je sentais pourtant que Sophie n’y était pas vraiment insensible et qu’elle aurait aimé que, de réfractaire, je devienne résistant, situation plus glorieuse mais pour laquelle, n’ayant aucune envie de dormir dans le froid des bois presque impénétrables de la Boulène ou de la Margeride, d’autant que, cette année-là, la résistance était beaucoup plus civile que militaire même si des regroupements de jeunes gens, résolus à ne pas aller travailler en Allemagne, commençaient à s’organiser. Nous en parlions de plus en plus souvent, un peu comme si nous nous proposions une fiction sans avoir réellement ni le désir profond ni les contacts nécessaires pour que ces rêveries rencontrent une certaine réalité. Pourtant, en décembre 1942, un événement inattendu introduisit chez nous comme un fragment d’histoire.

15 mars 2020

142

Je n’ai jamais été marié. et je crains n’avoir connu en amour plus de déceptions que de satisfactions et trop inquiet de l’avenir, je n’ai jamais voulu avoir d’enfant, pourtant ma vie sentimentale et amoureuse a été riche, plusieurs fois j’ai aimé et j’ai été aime. Mon premier amour sérieux, sûrement construit sur le désœuvrement, la solitude et le vide intellectuel absolu de La Roche fut celui que j’éprouvais pour Sophie l’institutrice du village. Tout nous poussait l’un vers l’autre, chaque jour, il me tardait que l’école ferme pour que je puisse la rejoindre. Elle était jeune, fraiche d’esprit et de pensée et semblait m’admirer pour la culture que je possédais et qu’elle ne possédait pas. Le fait que j’écrivais surtout, celui que j’avais déjà été publié ici ou là, agissait sur elle comme un puissant attracteur. Nous flirtions, un peu, nous embrassions assez souvent, nous caressions longuement mais le village, la réputation qu’elle se devait d’y tenir — et pour cela sa formation d’institutrice ne jouait pas un rôle négligeable — l’empêchait de pousser plus loin ces jeux érotiques qui sont le piment indispensable de l’amour. Le village nous surveillait comme d’ailleurs chacun surveillait chacun. Impossible de cacher mes nombreuses visites à cette maîtresse qui n’était pas la mienne et nos promenades dans la campagne du dimanche n’échappait jamais à l’œil de l’un ou de l’autre. Dans cette surveillance générale, l’apport des élèves de l’école n’était pas des moindres car nous savions qu’ils étaient partout et n’hésitaient pas à rapporter à leurs parents les moindres de nos faits et gestes. Même les murs de l’école ne nous protégeaient pas car nous avions surpris plusieurs fois des enfants montés sur les arbres proches pour essayer de voir ce qui se passait à l’intérieur. Quand nous en reconnaissions un — mais ils avaient l’art de se dissimuler dans les feuillages et même sur les branchages nus de l’hiver — Sophie le convoquait pour lui faire gentiment la leçon lui parlant de mots qu’il ne pouvait comprendre comme intimité, vie privée ou discrétion tant la vie au village se déroulait sans cesse sous les regards de tous. Sa situation ne lui permettait aucun scandale. Bien plus, comme toutes les jeunes institutrices célibataires de ces campagnes isolés, la seule sortie qu’elle pouvait espérer était un mariage, au mieux avec un homme de la ville la plus proche, ce qui lui permettrait d’envisager après quelques années de purgatoire, d’obtenir enfin une nomination dans cette ville, le plus souvent avec un jeune paysan du village ou de ses environs qui l’installerait à demeure dans son école où elle pourrait jouer un vrai rôle social. Même si tout cela n’était pas conscient dans l’esprit de Sophie, elle sentait bien que notre relation ne pouvait se terminer que par un mariage ou par une séparation qui la laisserait vierge. Comme on s’en doute je me trouvait ainsi dans un dilemme plutôt douloureux : ou j’épousais — mais il n’en était pas question — ou je continuais à vivre dans une permanente frustration sexuelle. Cependant je n’avais personne d’autre avec qui je pouvais vraiment discuter et en la présence de qui j’éprouvais une certaine satisfaction intellectuelle. Je cherchai ainsi une solution qui pût me tirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Mais il faut beaucoup trop d’énergie pour vivre, résister à toutes les contrariétés, épreuves, contretemps, déceptions, difficultés, imprévus, obstacles… qui sont la matière de la vie même. Je ne suis pas sûr d’avoir eu vraiment le désir de me battre. Faute de possibilité d’actions, notre « amour » se jouait ainsi en mots, comme une autre forme de littérature dont je n’étais pas vraiment dupe.

13 mars 2020

141

Quand je me regarde dans une glace et que — un peu incrédule — je vois le visage ravagé d’un vieil homme au regard perçant creusé sous d’épais sourcils blancs, aux rides profondes au-dessus d’une barbe blanche qui le font se rapprocher lentement des cercopithèques neglectus, je ne peux m’empêcher de revoir le visage poupin du garçonnet sourient assis sur la brouette blanche dont je me souviens même si je ne sais plus où elle était ou celui du jeune homme séduisant dans son costume prince de Galles…

Parvenu au niveau du grand âge qui est aujourd’hui le mien, je n’ai plus guère de conversation qu’avec moi-même et, presque prisonnier de la grande maison que j’occupe dans ce petit village de Montolieu où je sui arrivé presque par hasard, Ne me reste guère comme commerce humain que le truchement de cette boîte à technologies que l’on appelle la télévision et qui n’est apparu qu’au milieu de ma vie. J’y trouve de plus en plus le pire et de moins en moins le meilleur en dépit de ses possibilités immenses et des espoirs culturels qu’elle avait éveillé à ses origines. Je ne suis plus, je me souviens. Chacun a en effet sa propre mesure du temps dépendant de son âge, du lieu où il est né, de celui où il vit, de la manière dont il se déplace, donc de ses rapports à la vie. Mon temps est devenu lenteur. Bien que je sais que je vieillis, j’ai de plus en plus l’impression de faire du surplace : mon temps n’avance pas. Car la notion de temps dépend très fortement de l’usage que l’on en fait. Étrangement même, mon temps va en arrière, car il n’est plus guère que celui du souvenir et je n’ai plus guère qu’à reprendre tous mes souvenirs pour emporter dans la tombe une vie en ordre. Car une fois que nous savons une chose, nous ne pouvons plus ne plus jamais la savoir. Une fois que nous avons fait une action, nous ne pouvons plus jamais ne pas l’avoir accomplie. Nous ne pouvons que l’oublier. Elle marquera notre temps aussi longtemps que nous l’aurons en mémoire. Entre mes propres souvenirs de ce qui fut ma vie réelle, ce qu’en rapportent les cahiers journaliers de mon père, mon autobiographie et mon autobiographie fantasmée, j’avoue pourtant que je ne m’y retrouve plus réellement tant les unes et les autres s’enchevêtrent et s’inventent. Sans cesse je réexamine des instants de ma vie sans jamais savoir avec certitude s’ils ont eu lieu ou si je les ai rêvés. Mais c’est peut-être ce mélange étrange de réel et d’imaginaire, mais d’un imaginaire vécu comme réel, qui maintient mon esprit en éveil et fait que je peux vivre encore un peu car je crois que si cette construction interne de ma vie devait cesser, je ne saurais pas trouver dans cette profonde bonace qui fait mon quotidien de quoi faire mouvoir les voiles de mon cerveau. La vie purement intérieure de l’écrivain n’intéresse personne, pas même l’écrivain lui-même. Il faut au feu l’apport de combustibles extérieurs pour que la flamme s’entretienne. Et même si je m’efforce de vivre dans le présent, toute occasion, une image, un échange, une impression, me rejette douloureusement dans mon passé ; quant au futur, ce ne peut désormais être pour moi qu’un présent plus ou moins long. Or la fin du désir, c’est la mort. Le secret serait peut-être de m’empêcher de penser, vivre sans penser ce que je vis, me mettre au niveau du rat si ce n’est celui trop végétatif du concombre. Ne jamais se poser de question ni sur l’avant ni sur l’après. Être… être discipline : lever telle heure, écrire une heure, déjeuner toujours de la même façon (thé vert, trois confitures…), marcher un peu, etc, faire de mon espace un ruban de Möbius… Généralement ça tient, mais écrire et marcher sont de redoutables embrayeurs de pensée qui, à tout moment, font craquer le corset disciplinaire. Alors l’esprit s’égare…

11 mars 2020

140

Bien que ce soit une évidence, il nous est difficile d’accepter de convenir que, quand nous disparaîtront, le monde continuera à tourner et que nous n’y laisserons aucune trace car nous ne concevons le monde qu’au travers de notre propre conscience et il nous paraît tout naturel de penser que celle-ci fait partie du monde et que notre mort ne pourra que l’affecter. Pourtant, il n’en est rien ? Nous le savons et nous ne le savons pas ; nous le savons mais au plus profond des cellules de notre cerveau, dans les fibres de nos muscles, nous sommes incapables de l’admettre. Pour chacun de nous, sa propre mort est un impensable absolu.

Ainsi cette anecdote de Ma Vie située en 1942, j’avais 20 ans et je devais partir pour les chantiers de jeunesse. Je peux l’énoncer le plus simplement : la veille du départ pour les chantiers de jeunesse, je décide de refuser. C’est la vérité. Pourtant elle n’est pas satisfaisante car elle ne dit rien de tout ce qui a motivé cette situation. Mais dès que j’entre dans ce désir de complétude, je me heurte aux mots, aux choix des mots et, quoi que je fasse, je fais de la littérature et m’éloigne de la vérité des faits. Or cette vérité des faits n’a, pour autrui, aucun intérêt. Pour qu’il en soit autrement, je dois tricher, porter atteinte à la vérité des faits. Écrire, c’est mentir. C’est ainsi que tout écrivain se laisse prendre au piège des mots qui deviennent alors souvent plus importants que la vie qu’il pourrait vivre : il écrit ce qu’il pourrait, aimerait, rêverait, vivre mais qu’il ne vit plus. Essayer de faire vivre ce qu’il n’a pas été capable de vivre, tel est le paradoxe désespérant de l’écriture. J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt mais j’avais consacré toute mon adolescence à ce vertige et j’étais incapable alors que les mots ne sont que des mots et que s’ils résonnent quelquefois en l’un ou l’autre ce n’est que parce que leurs victimes s’aveuglent ainsi sur leur incapacité à vivre pleinement. On devrait interdire la lecture à l’école.

Je discutais parfois de cela avec la jeune institutrice du village, une jeune fille venue du sud ouest, très perdue dans ce village où, n’ayant pas su plaire, pour une raison ou une autre, à ses maîtres es-pédagogie, elle avait été envoyée comme en exil pour occuper son premier poste. C’était une jolie petite brunette assez bien faite même si l’on ne pouvait pas vraiment dire qu’elle était belle, aux regards noirs comme ses cheveux, qui s’exprimait avec l’accent de galets de sa région en ouvrant une bouche ronde aux lèvres pulpeuses d’un rose délicat. N’ayant en ce lieu aucun interlocuteur avec lequel je puisse parler d’autre chose que de récolte, de météo, de chasse ou de pêche, je n’avais pas tardé à faire sa connaissance. Nos relations furent rapidement assez faciles car, bien que n’étant pas d’une intelligence supérieure, elle avait lu, savait écrire et devait enseigner la quinzaine d’enfants du village. Elle était logée à l’école du village dans l’appartement même où j’étais né et avait été élevé quelques années ce qui me permettait de lui en faire découvrir certains avantages — ou certains inconvénients. J’étais, pour ma part, logé chez mes grands parents maternels qui avaient aménagé pour moi une chambre sommaire dans la soupente de leur ferme. Ce n’était pas très confortable mais je n’avais pas le choix. Aussi nous prîmes rapidement l’habitude de nous retrouver tous les soirs dans son appartement essayant cependant de ne pas trop donner prise aux médisances d’un village en manque de sujet de conversations. Elle avait vingt ans, j’en avais dix-neuf et notre extrême solitude nous rapprochait irrésistiblement.

9 mars 2020

139

Je n’étais ni croyant ni mystique mais cette prophétie m’avait marqué et j’avais besoin d’y croire. Nous étions en 1941 et j’avais dix neuf ans. Le Nord de la France était occupé depuis déjà plus d’un an et chacun sentait bien que la situation n’était pas prête de s’arranger. En 1942, entrant dans ma vingtième année je devais aller pour huit mois dans un chantier de jeunesse et nous savions tous que cela risquer de se transformer en deux ans de travail obligatoire en Allemagne dont déjà nous revenaient quelques cadavres tués par des accidents de travail ou exécutés en étant accusés de sabotage. Il n’était donc pas question que j’y participe et dès le 3 janvier 1942, avec l’accord de ma mère et de ma sœur qui allait s’occuper d’elle malgré sa dépression devenue chronique, alors qu’il faisait très froid et qu’une tempête de neige s’abattait sur la Margeride, aidé par un  paysan qui était un de mes anciens condisciples élève de mon père, je m’enfuis vers La Roche, village où j’avais passé mon enfance. Il n’y avait qu’une vingtaine de kilomètres par les chemins de terre que nous connaissions mais il fallait une connaissance parfaite du paysage pour ne pas se perdre dans les vents de neige qui nous fouettaient le visage et nous brûlaient les yeux, mais nous avions tous deux, lui surtout, passé une grande partie de notre vie à parcourir les contreforts de la Margeride et à chasser ou pêcher sur les plateaux qui menaient au village de La Roche, et plus important encore nous savions où nous abriter au cas où la tourmente deviendrait si forte qu’elle nous empêcherait de voir à plus de trois ou quatre mètres devant nous. C’était le risque à prendre car nous savions que, par ce temps, nous ne rencontrerions aucun gendarme sur notre route, et que personne ne serait susceptible de nous voir, les habitants des rares hameaux près duquel nous passerions devant être cloîtrés au coin de leur cheminée. Je devais y rester jusqu’à l’entrée à Mende des alliés en août 1944, caché par tous les habitants de ce village isolé dont ma mère était originaire et où mon père avait été l’instituteur de tous les jeunes gens et jeunes filles de ma génération. Les gendarmes ne s’y rendaient que très rarement et, même après l’occupation de la zone sud, on n’y vit presque jamais aucun allemand. Je ne me vanterai pas d’avoir fait de la résistance, n’attendez pas de moi que je vous rapporte des actes héroïques car je n’ai fait rien d’autre que de vouloir garantir ma survie et quand, au cours de l’année 1942, quelques résistants s’installèrent dans les épaisses forêts alentour, je ne participai jamais à leurs actions, me contentant parfois de les aider à se fournir en nourriture ou de leur indiquer parfois quelques chemins ou caches qu’ils ne connaissaient pas. Je n’appris ainsi, comme la plupart des habitants de la région, l’existence du maquis et de la bataille pourtant relativement proche du Mont Mouchet que lorsque cette tragédie fut consommée. Durant ces deux années je n’avais pas grand chose d’autre à faire que participer à la vie campagnarde, aider aux travaux des champs, aller chasser ou braconner, réfléchir, écrire de temps en temps… C’est à ce moment là, dans mon incapacité à trouver de profonds sujets pour mes romans que j’ai commencé à penser que je n’étais qu’un écrivain médiocre et que mes quelques succès de publication antérieurs ne présageaient en rien une œuvre forte : j’allais être comme la plupart des écrivains un ouvrier de l’écriture, capable d’écrire quelques livres suffisamment intéressants pour se vendre et me permettre même de vivre de ma plume mais qui n’apporteraient rien de fondamental à l’écriture française, encore moins universelle.

7 mars 2020

138

Mais revenons à 1939, année de mes dix sept ans où, peut-être pour feindre d’ignorer les malheurs politiques qui rôdaient autour de nous, j’écrivais ces pages si bucoliques de mon enfance, ou plutôt de mon enfance comme je souhaitais la représenter. Je n’avais pas alors de problème de mémoire. Même si ma mémoire tendait déjà à être davantage imagination que souvenir.

À cette époque-là, se répandait un peu partout la prophétie de Sainte Odile, sainte Alsacienne qui, bien qu’écrite au septième siècle annonçait la guerre et la fin de l’Allemagne :

« Ecoute, écoute, ô frère. J’ai vu la terreur des forêts et des montagnes. L’épouvante a glacé les peuples. Il est venu le temps où la Germanie sera appelée la nation la plus belliqueuse de la terre. Elle est arrivée l’époque où surgira de son sein le guerrier qui entreprendra la guerre du monde et que les peuples en armes appelleront l’Antéchrist, celui qui sera maudit par les mères pleurant, comme Rachel, leurs enfants et ne voulant ne pas être consolées.
Le conquérant partira des rives du Danube. La guerre qu’il entreprendra sera la plus effroyable que les humains auront jamais subi. Ses armées seront flamboyantes et les casques de ses soldats seront hérissés de pointes qui lanceront des éclairs pendant que leurs mains brandiront des torches enflammées.
Il remportera des victoires sur terre, sur mer et jusque dans les airs, car on verra ses guerriers ailés, dans des chevauchées inimaginables, s’élever jusque dans le firmament pour y saisir les étoiles afin de les projeter sur les villes et y allumer des grands incendies.
Les nations seront dans l’étonnement et s’écrieront: "D’où vient sa force?".
La terre sera bouleversée par le choc des combats: les fleuves seront rougis de sang, et les monstres marins eux-mêmes s’enfuiront épouvantés jusqu’au plus profond des océans.
Les générations futures s’étonneront que ses adversaires n’aient pu entraver la marche de ses victoires.
Des torrents de sang humain couleront autour de la montagne, ce sera la dernière bataille (ultima pugna).
Cependant, le conquérant aura atteint l’apogée de ses triomphes vers le milieu du sixième mois de la deuxième année des hostilités, ce sera la fin de la première période, dite de victoire sanglante. Il croira alors pouvoir dicter ses conditions.
La seconde partie de la guerre égalera en longueur la moitié de la première: Elle sera appelée tempus diuitionis, la période de la diminution. Elle sera féconde en surprises qui feront frémir les peuples.
Dans la troisième période, tous les peuples spoliés recouvreront ce qu’ils ont perdu et quelque chose de plus: La région Lutèce sera sauvée elle-même à cause de ses montagnes bénies et de ses femmes dévotes. Pourtant, tous auront cru à sa perte, mais les peuples se rendront sur la montagne et rendront grâce au Seigneur.
Car les hommes auront vu de telles abominations dans cette guerre que leurs générations n’en voudront plus jamais.
Malheur pourtant encore à ceux qui ne craignent pas l’Antéchrist, car il suscitera de nouveaux meurtres. Mais l’ère de la paix sous le feu sera arrivée et l’on verra les deux cornes de la lune se réunir à la croix, car en ces jours, les hommes effrayés adoreront Dieu en vérité, et le soleil brillera d’un éclat inaccoutumé. »

5 mars 2020

137

De temps en temps, quand la météo est maussade ou mauvaise, je me réfugie dans le passé car l’avenir ne présente désormais plus pour moi qu’un horizon d’attente proche. Je fouille alors au hasard dans la masse de documents divers — brouillons, manuscrits achevés ou inachevés, coupure de presse, caisses de photographie — qui ont lentement transformé ma mémoire et ma maison en une vaste brocante où je me perds. Cette fouille fait inévitablement remonter à la surface des événements plus ou moins oubliés mais, de toutes façons brouillés, car ils ne constituent que des traces infidèles de ce qui a été et que ma mémoire, au cours du temps, n’a cessé de modifier. J’ai ainsi retrouvé récemment, bizarrement conservé dans une de ces petites enveloppes qui, autrefois, servaient à envoyer des cartes de visite, une photo, assez floue, noir et blanc, de mon grand-père en train de pêcher au bord d’un ruisseau qui, aujourd’hui me paraît minuscule. Son éternelle cigarette au coin des lèvres, il est vêtu d’une veste de chasse dont le capuchon recouvre sa tête ce qui me laisse penser que, le jour où la photo a été prise, il pleuvait. Il tient sa canne à pêche de la main droite, porte des cuissarde et semble totalement absorbé par sa mouche qui est hors du cadre de la photo. Je ne sais pas qui a pris cette photo, peut-être moi mais je n’en ai aucune certitude, ni où exactement, le seul indice étant ce ruisseau minuscule au cours plutôt calme et l’abondance de la végétation qui suit son tracé. Rien de spectaculaire ni de particulièrement remarquable et pourtant, comme tout fragment de fait venant compléter la faiblesse de ma mémoire, elle m’a profondément bouleversé. Je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes les occasions manquées dans mon existence, à tous ces instants qui, pour une raison définitivement perdu, ont décidé de prendre cette photo-là et non une autre. De quelle émotion a-t-elle pu venir ? Qu’avait de particulier ce moment pour que, au milieu de centaine de milliers d’autres, il ait été jugé si important pour être ainsi repêché du flot incessant du temps ? De combien d’autres occasions manquées est-il le reste, plus exactement le signe figeant définitivement mon grand-père dans un de ses gestes de pêcheur. Je ne peux ainsi regarder aucune photo sans un profond sentiment de perte me demandant à chaque fois  ce qui a été définitivement perdu avant ou après elle. Chacune me procure un petit sentiment de joie mais, bien davantage, un profond sentiment de regret : je me demande à chaque fois ce que j’ai bien pu manquer et, par suite, ce que j’aurais pu faire pour que les événements soient différents. Notre vie nous vit davantage que nous ne la vivons : nous ne maîtrisons rien, le temps nous emporte comme une rivière en crue qui charrie des cadavres ou des objets abandonnés devenus dérisoires dans leur abandon aux courants. Et la mémoire, nécessairement imparfaite, ne suffit pas à restaurer les pertes. Les quelques balises que nous retrouvons au travers des objets ne font ainsi que rendre encore plus cruelle l’immensité des pertes. Le plaisir approximatif du souvenir est totalement contaminé par les souffrances de tout ce à quoi nous avons dû renoncer pour nous souvenir un petit peu. Pourquoi ne puis-je pas être amnésique ?

3 mars 2020

136

Je perds la mémoire. Lentement, inexorablement, comme dans un vieux meuble où les petites vrillettes creusent leurs galeries, je sens que des trous se forment dans mon cerveau : je perds des mots. Je sens qu’ils sont là, quelque part mais je ne peux les retrouver et chacune de ces pertes m’est une souffrance car je m’obstine à essayer de les penser, les cherchant désespérément, m’efforçant de penser leur absence plus présente que leur présence même et cela me prend des heures, des heures où je ne parviens qu’à combler ce manque, ne pouvant penser à rien d’autre car conscient que cette perte va bien au-delà du mot perdu lui-même mais qu’elle signe l’irrémédiable et la crainte d’une déchéance totale. Écrivant la page précédente, c’est le mot « ablette » que j’avais perdu car je voulais décrire dans les petits friselis du ruisseau les frissonnements argentés de ces petits poissons se maintenant en groupe à contre-courant dans les ondes légères et peu profondes du ruisseau où le soleil jouait avec les frémissements des rayons solaires filtrés par la densité du feuillage. Je savais qu’un mot existait qui nommait ces petits poissons, je savais que je connaissais ce mot, que je l’avais bien souvent employé mais… rien à faire et dans cette impuissance je ne pouvais penser que sa carence. Ce mot qu’il m’avait été si naturel, si facile à employer, dont l’usage surgissait à mes lèvres ou sous ma plume sans que j’en aie la moindre conscience car il était spontanément là, d’usage aussi facile, aussi normal que ma respiration ou mes battements cardiaques, provoquait soudain, par son manque, une douloureuse sensation de maladie, d’anormalité physiologique. Dans ces cas là, ne me reste comme possibilité que d’essayer d’activer les réseaux de mémoire auxquels je sais que ce terme appartient : penser à tous les poissons de rivière que je connais, rechercher dans des dictionnaires, en parler autour de moi sans laisser deviner qu’il m’est une absence… Et lorsque je le retrouve j’éprouve un immense soulagement comme lorsque une blessure est cicatrisée ou une rage de dent éteinte. L’ablette redevient une évidence. Mais cela se reproduit ailleurs, à d’autres moments, de façon imprévisible : la citronnelle disparaît ou l’eczéma ou tel nom de familier ou d’ami et cette impuissance est toujours ressentit comme une agression. Lorsque je les retrouve, je n’ai plus alors qu’une solution pour ne pas les perdre à nouveau, les réinsérer dans d’autres réseaux d’associations parfois complètement loufoques mais qui les fixent à nouveau durablement comme si, dans l’ensemble de mes réseaux de neurones, je parvenais encore à établir de nouveaux circuits plutôt que de m’obstiner à réactiver les anciens. Ainsi je n’oublie plus le mot « citronnelle » qui m’a fait longtemps souffrir bien que, à chaque fois, je le retrouve en consultant des listes d’herbes culinaires, parce que je l’ai définitivement associé à d’autres, que j’avais également tendance à oublier, dans une mini-fiction absurde où citronnelle et ablette seraient les héroïnes d’une opérette : Ablette aima l’ex amie Emma de Citronnelle qui m’a, par la même occasion permis de réanimer le vocable « eczéma ». Je ruse ainsi de façon active avec ma mémoire espérant retarder le moment que je sais inéluctable où je perdrais jusqu’à cette faculté même de ruser.

1 mars 2020

135

Pourtant je n’ai rien oublié de cette première journée de pêche dont chaque minute m’est aussi présente à l’esprit qu’un film. Ébloui et admiratif, dans ce monde magnifique mais qui me semble néanmoins cacher quelques dangers comme cette vipère qui traverse devant nous la rivière, la tête légèrement hors de l’eau nageant d’un mouvement sinusoïdal ou ces bruits mystérieux de frôlements que l’on entend parfois dans les herbes et les buissons, je suis pas à pas mon grand-père qui me paraît alors quelque chose comme une divinité des eaux et des bois. J’admire sa capacité à fouetter, d’un geste sûr et précis, sa canne en bambou refendu pour placer juste quelques mètres au-dessus de la truite qu’il m’a signalée et dont souvent, sous la surface miroitante de l’eau, je n’avais même pas soupçonné la présence. Il s’arrête, me regarde, place son index droit sur ses lèvres fermées, écarquille les yeux pour me faire comprendre qu’il faut un silence absolu, se déplace très lentement de façon à trouver dans la masse des feuillages un espace suffisant à son mouvement de fouet qu’il fait plusieurs fois siffler dans l’air en tirant son fil de pêche pour lui donner du mou et, enfin, lorsqu’il estimera que la vitesse du fil est suffisante, lancer le leurre qui doit vernir se poser avec douceur, comme naturellement, à proximité immédiate de la truite qui se jette dessus d’un mouvement vif. C’est alors qu’il « ferre », donne un petit mouvement vif du poignet en arrière pour accrocher l’hameçon dans la gueule du poisson et c’est alors, parfois pendant plusieurs minutes suivant sa résistance, qu’il va jouer avec l’animal, tantôt lui donnant un peu de mou pour que le mince fil de pêche ne se brise pas, tantôt le ramenant vers lui en quelques tours de manivelle de son moulinet dont il maîtrise au mieux le frein. Je suis admiratif devant sa maîtrise absolu de ces gestes moi qui ne peux, au mieux, lorsque la rivière se dégage du feuillage offrant un espace confortable à ma canne en fibre de verre, que lancer mon leurre au hasard et mouliner lentement en espérant qu’une truite imbécile saura se prendre à mon appât.

Vers dix heures du matin, mon grand père s’arrête dans une petite clairière d’où émergent quelques têtes de granit. Il s’arrête, baisse le haut de ses cuissardes de caoutchouc : — Maintenant nous allons déjeuner ! Il tire alors de la musette dont la lanière à partir de son épaule droite traverse son torse pour se poser sur sa hanche gauche alors que, partant de son épaule gauche, dans un mouvement symétrique, son panier de pêche en jonc tressé repose sur sa hanche droite contenant les prises qu’il a faites. Il sort alors un saucisson, deux pommes, un morceau de fromage, une petite bouteille de vin pour lui et une d’eau pour moi me faisant signe de m’asseoir sur un des rochers qui affleure, partage la nourriture. Et c’est un plaisir immense que de manger ainsi un vrai repas à cette heure pour moi insolite dans les feuillotements des rayons de soleil, et un silence presque absolu si ce n’est, par moment, les vibrations de quelques insectes. Il me semble soudain que j’ai changé de statut, je ne suis plus le petit garçon aimé, très protégé qui doit rester autour de la maison sous la garde insouciante de ma grand mère, je suis devenu quelqu’un de plus grand, presqu’un adulte, non seulement car je peux enfin partager une part de leur activité, mais aussi parce que je comprends instinctivement que ce moment avec mon grand père est quelque chose comme une initiation à la nature que je suis désormais invité à découvrir seul.

28 février 2020

134

C’est une matinée d’été, il est autour de six heures, des gouttes de soleil cascadent de feuilles en feuilles et se brisent sur les frétillements de la surface du ruisseau. Tantôt les pieds dans l’eau, tantôt sur les tapis d’herbes tendres ou de mousses, entourés du grésillement de nuées de mouches, nous marchons très lentement dans des odeurs fraîches d’herbes, évitons de faire du bruit, de perturber les oiseaux dont les chants intermittents se relaient comme pour signaler notre présence. Il fait extraordinairement beau mais le poids de la chaleur n’a pas encore réussi à crever la voûte des arbres qui, enfermant l’étroit vallon du petit ruisseau, en fait un lieu hors du monde et presque impénétrable. Je suis seul avec mon grand-père, ce qui est assez rare. Je dois avoir neuf ou dix ans et il a accepté de m’emmener avec lui à la pêche, à ses horaires, ceux qu’il juge favorables. Mon grand père a la réputation d’être un excellent pêcheur, de ramener presque autant de truites qu’il le désire. Mais c’est aussi un excellent gestionnaire des ressources de la nature car il ne prend jamais plus de poisson que nécessaire et se constitue comme des réserves sachant qu’en tel ou tel lieu il y a un nombre précis de poissons qui peuvent être capturés. Si ce lieu semble familier à mon grand-père qui zigzague sans difficulté entre les buissons, les ronces et les orties qui font du cours de ce ruisseau comme un lieu sauvage, j’ai l’impression de participer à quelque chose comme l’aventure d’une exploration. La pente est assez forte, le ruisseau sautille de roches en roches, tantôt s’emballant, tantôt se reposant sur une portion de terre plus plate formant alors comme autant de petites cuvettes où l’eau, jouant avec la lumière et toute sa transparence, fait la belle. Pour mon grand père, la pêche est un sport qui ne se pratique qu’à la mouche car toute autre méthode lui paraît presque déshonorante pour celui qui s'y adonne et s’il a consenti à me doter d’une petite canne de lancer ce n’est que parce qu’il me pense trop jeune pour accéder à son exigeante méthode de pêche. Tout en étant heureux que je veuille pratiquer la pêche, il se doute d’ailleurs que je ne prendrai rien et ne m’autorise à lancer le leurre qu’il m’a choisi que dans les endroits où il ne peut pas, à cause de la trop grande densité de feuillages, faire fouetter sa canne et projeter la mouche en plume d’un variété de coqs qu’il appelle les coqs de pêche, dont après avoir minutieusement choisi la couleur en fonction de ce qu’il estimait devoir être la météo, il avait patiemment fabriqué son leurre. Je suis très heureux d’être avec lui, j’ai l’impression d’être soudain devenu presque un adulte en découvrant pas à pas ce tunnel de verdure dans lequel il m’entraîne. Tout est nouveau pour moi : le lieu que je ne connaissais pas et qui deviendra par la suite un de mes terrains de jeu préféré, l’heure matinale, le silence musical de la nature, les petits bruits et frottement qui, à l’insu de ma vue, se perçoivent dans l’herbe et je respire à plein poumon retenant cependant ma respiration de peur de faire le moindre bruit qui pourrait alerter les truites ou un oiseau dont les mouvements et les cris pourraient les prévenir. Mon grand père, mégot de cigarette toujours collé au coin droit de ses lèvres ne me parle pas, me fait simplement de temps en temps un signe pour me ralentir, me dire d’arrêter ou d’approcher, me montrer un passage que je n’avais pas vu. Il sait où il va et je le suis aveuglément éprouvant pour lui une confiance totale car c’est lui qui m’éduqua à la nature, qui me fait découvrir, des herbes, des plantes, des fruits, des vairons, des goujons, des têtards, des alevins de truite. Et soudain, grâce à lui, grâce à ses mots, le monde dans lequel je respire et pense prend un sens véritable.

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