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Pourquoi peindre, composer, écrire. Pourquoi écrire ? Pourquoi est-ce que j’écris, que je m’obstine à écrire ? Il y a ce que nous sommes et ce que nous voudrions être ou ce que nous imaginons que nous voudrions être. Nous agissons comme ceux que nous sommes mais nous nous voyons comme ceux que nous aimerions être. J’ai conscience de n’avoir pas choisi de devoir écrire car presque aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfant maîtrisant l’écrit je me suis livré avec rage à cette activité. Quand je n’écrivais pas, dans mon lit par exemple ou en me promenant dans la campagne, je me suis toujours raconté des histoires et j’ai, très vite, tenté, plus ou moins adroitement de les transcrire tournant comme une guêpe, avec insistance autour des mots de chacune des phrases que je couchais sur le papier. Devenir un être d’écriture. Pourtant, écrire ne comble rien en moi, l'écriture est en soi plutôt un manque, une insatisfaction permanente devant l’impossibilité à définir précisément ce que je cherche à écrire, une manifestation d'angoisse devant l'absence de solution : l’écriture m’est un suicide mou. Je m’acharne à écrire tout en ne sachant précisément ni pourquoi, ni comment, ni pour qui. Tout créateur est de cette espèce qui ne vit que dans l’obsession de ce qu’il crée, qui s’enferme dans son besoin de création comme dans une bulle. Rien de social là-dedans, car si la création apporte parfois une certaine reconnaissance au travers des objets créés, la plupart du temps il n’en est rien et les rares exemples de réussites financières de créateurs n’expliquent en rien l’entêtement qui les pousse à créer. Créer est leur respiration, leur battement cardiaque qui agit en eux comme réflexes vitaux en deçà de la conscience. Les créateurs, toujours, quelle qu’en soi la réception, s’obstinent à croire en leur création, en ce qu’ils proposent à la face d’un monde qui les ignore ou les tolère à la marge au point de mener des vies misérables. L’acharnement à créer est une drogue, un besoin vital, comme si une nécessité implacable poussait celui qui voue sa vie à la création à mettre de côté tout le reste pour s’enfermer dans ce besoin abstrait : faire de l’inédit, du nouveau, mettre sa marque dans un objet, une suite de son, un texte. Tout créateur est ainsi forcément marginal puisqu’il installe dans la culture quelque chose qui n’était pas avant qu’il ne le fasse, même si, dans la plupart des cas la nouveauté de leurs productions reste inaperçue car les sociétés préfèrent reconnaître ce qu’elles connaissent déjà. Un écrivain n’a pas à savoir où il va, il y va, à moins de ne viser qu’une situation commerciale et devenir un ouvrier, parfois un contremaître, de l’écriture il avance à tâtons vers un but qu’il ne connaît pas mais dans lequel il a placé toutes ses raisons d’être.
Qui, ainsi, peut imaginer que j’ignore l’absurdité de ma façon d’être ? Je suis, je me sens, si loin de la « littérature » reconnue, de toutes ces personnes et ces institutions qui en vivent plus ou moins petitement mais sans lesquels cependant il n’est pas d’écrivain et je passe pourtant le plus clair de mon temps à écrire, remplir des pages, peut-être pour conjurer le blanc définitif dont, malgré ma santé et ma forme physique exceptionnelles (à mon âge, ne cesse-t-on de me répéter… je sens l’approche furtive du renard roux. Mais, que puis-je faire d’autre ? Je n’ai jamais appris, approché autre chose ; indépendamment des quelques succès anciens dont je pourrais m’enorgueillir, je n’ai jamais eu le désir de faire autre chose. Famille, pétanque, partis de cartes, lotos, bavardages, plaisanteries plus ou moins salaces autant d’activités dont je me sens étranger et qui m’excluent d’une vie sociale — s’il en est une — de vieillard. Ne me reste que cette extravagante activité qui consiste à creuser mon passé pour remplir des pages (il est vrai aujourd’hui virtuelles ce qui est le comble de l’irrationnel) que personne, même pas moi, ne lira jamais.