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Ma vie ne regarde que moi
19 février 2020

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Mais j’anticipe, donc je m’égare. À dix sept ans j’étais persuadé au contraire que ce je croyais avoir à dire serait d’une originalité absolue et que, d’une certaine façon, c’est à travers mes textes que mes improbables lecteurs découvriraient et construiraient leur vie propre. Démence, inconscience, orgueil démesuré mais, devant une vie qui s’annonçait médiocre, je n’avais d’autre issue que de me lancer dans l’écriture comme dans un sacerdoce. Mon dieu, mon seul dieu, était alors la littérature ou, plus précisément encore, le texte. Emporté par les illusions idéologiques qu’entretenaient ceux qui se disaient poètes — combien ce mot me semblait alors prestigieux — et par les fantasmes qu’ils faisaient naître autour du terme quasi messianique de poésie. Encouragé par quelques personnes de mon entourage, n’étant pas encore assez cultivé ou mûr pour percevoir toute l’ironie et parfois les désillusions que portaient les écritures dadaïstes que me révélait mon bouquiniste, je n’avais d’autre choix que de me lancer à corps perdu dans l’écrit pour l’écrit sans essayer de voir comment je pourrais en vivre. Et pourtant, devant moi, ne s’ouvrait comme perspective que celle de trouver rapidement un travail qui me permettrait enfin de m’affranchir de l’enfermement de plus en plus pesant de ma famille.

Je crois avoir déjà dit quelque part que je n’étais heureusement pas complètement solitaire : j’avais, bien sûr, de nombreuses connaissances, comment faire autrement dans cette ville où tous se connaissaient et se croisaient presque quotidiennement et où le climat de guerre créait malgré tout, peut-être pas vraiment un climat de solidarité mais au moins d’empathie et où il arrivait souvent que l’on me demande des nouvelles de mon père. Peut-être parce que, en retour, je demandais des nouvelles des pères, fils, frères alors que, pour être tout à fait honnête, ces rituels sociaux ne m’apportaient rien. J’avais, depuis peu, un ami. C’était un jeune homme un peu plus âgé que moi qu’avait tenu à me faire rencontrer Raymond Lachance et qui était également passionné de littérature. Ce n’était pas un citoyen de ma ville mais un « étranger », quelqu’un que les aléas de la vie avait amené à venir s’installer là, pour une période qu’il espérait provisoire, d’autant qu’il approchait de l’âge où il serait incorporable, dans le seul but de gagner sa vie car son oncle dirigeait une des petites banques de la ville et l’avait fait venir de Montpellier pour être employé comme commis. Dans sa seizième année, sûr de son génie et totalement ignorant des réalités socio-économiques, il avait décidé qu’il serait poète et que se consacrer à quoi que ce soit d’autre serait indigne de son destin. Mais les nécessités concrètes de la vie l’avaient rapidement amené à penser que sacrifier un peu de cet idéal n’était pas une trahison. Nous avions assez rapidement sympathisé, d’abord au travers d’échanges sur quelques uns de nos auteurs préférés puis, plus simplement, en discutant de choses et d’autres. Nous étions sûrs, tous deux que l’écriture seule méritait le sacrifice d’une vie.

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