Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ma vie ne regarde que moi
30 janvier 2020

122

Je ne vais pas raconter ici cette séance en détail. J’ennuierais mes rares lecteurs autant que je m’y suis ennuyé. Disons, pour faire vite, que j’eus l’impression d’être quelque chose comme un otage de conceptions que je jugeais archaïque de la littérature et, en même temps d’être quelque chose comme un personnage d’un mauvais roman du dix neuvième siècle tant la situation avait pour moi quelque chose d’artificiel. Toutes les personnes présentes me semblaient jouer un rôle de vaudeville mis en scène par la baronne qui sollicitait tantôt l’un, tantôt l’autre et, plus le temps passait, plus je me sentais absent de ce salon. Les critiques, généralement négatives mais parfois aimables, me semblaient concerner un autre individu que celui que j’étais. Eudoxe, ou l’homme du dix neuvième siècle ramené à la foi — très médiocre ouvrage d’un certain Albert Carra de Vaux — que j’avais feuilleté chez mon ami bouquiniste me paraissait correspondre à leurs attentes et je sentais combien ce que je croyais être de la littérature était éloigné des conceptions de l’assemblée. J’aurais dû avoir le courage de trouver un prétexte pour m’en aller, mais j’étais très jeune, n’avais aucune expérience de la « bonne société ». Je restai donc, écoutant sagement les remarques, essayant d’abord, avec beaucoup de timidité et trop de politesse, de répondre à des questions sans intérêt comme « Où mettez-vous Dieu dans tout cela ? », question posée par un certain Abbé de la Roque qui, dans le même mouvement, se proposait pour être « mon directeur de conscience » et à qui je n’osai dire que j’étais athée, répondant stupidement comme Chateaubriand : — C’est le sentiment de la nature qui en parle. Très vite cependant, je compris que je n’avais rien à leur dire, que ce qu’ils cherchaient c’était uniquement de démontrer et renforcer leurs propres convictions ne s’intéressant à mes textes que dans la seule mesure où ils leur permettaient  d’en faire étalage. Je me rendais bien compte que j’avais l’air stupide mais si, plus tard dans ma vie littéraire où ne manquèrent pas des soirées, des conversations, des débats aussi absurdes, j’acquis peu à peu une réelle aisance et appris notamment à me servir de l’humour pour ridiculiser sans agressivité ce genre de personnage, j’en étais encore bien loin. C’était ma première séance publique et je ne connaissais rien de ce public dont je ne me souvenais pas d’avoir jamais rencontré l’un ou l’autre dans notre commune petite ville. Leurs visages ne me disaient rien, leurs paroles ne me parlaient pas, leurs comportements ne me rappelaient rien. C’était soudain un autre monde et, me détachant de plus en plus de ce qui était en jeu, je me demandais comment et de quoi tel ou tel pouvait vivre, où il habitait, quelle pouvait être sa vie, s’il pouvait ou non être heureux, s’il avait une famille, des enfants que j’aurais pu connaître ou rencontrer quelque part. Mais aucun des noms par lesquels la baronne les introduisait à leurs premières prises de parole ne m’évoquait quoi que ce soit. Je pris conscience que nous vivions dans deux mondes étanches qui ne pouvaient et ne devaient communiquer en rien et que seule l’absence quasi totale de points communs sinon celui fragile de « notre » petite ville faisait que, ce jour là, je me trouvais là. En quelque sorte, j’étais un amuseur amateur. Ce fut ma première réelle leçon de vie sociale : je compris que, si je voulais vivre en écriture, j’aurais à me battre, à m’imposer, que rien ne me serait donné aussi facilement que les quelques articles dans le journal local ou l’auto-publication de ma revue-plaquette. Quand la baronne, dans son éternel faux sourire déclara : « Merci mes amis, je crois que nous avons passé un excellent moment », j’étais définitivement sorti de l’adolescence.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité