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Ma vie ne regarde que moi
9 novembre 2019

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Ce matin, un tout petit nuage, duvet d’oie, glisse, à la limite du perceptible, sur la surface mouillée de pluie du vasistas de ma chambre installée dans les combles de ma maison. Et je ne sais trop pourquoi, peut-être parce que la suspension du temps dans une dimension lyrique qu’installe cette vision m’a confronté à la réalité du temps vécu trop vite disparu, s’est installé en moi une profonde nostalgie de mon enfance, époque où l’immédiat, l’instantané seuls, avaient une présence réelle. Hier n’y existaient pas, demain était une échéance théorique et lointaine, j’étais, j’existais, vivant pleinement chaque seconde d’ennui, de joie, de colère, de tristesse, émotions que je ne retrouve plus jamais avec la même intensité.

Ainsi de l’amitié qui s’installa très vite entre Roger Grotrou et moi. Nous avons su en effet, dès le premier appel qui eut lieu après la récréation que le nouvel élève qui semblait timide, s’appelait ainsi et nous avons immédiatement compris qu’il ne pouvait être que le fils de notre nouveau professeur de mathématiques. Cette circonstance n’était pas faite pour faciliter son assimilation dans nos groupes d’élèves. Le qualificatif de « chouchou », appellation infâmante qui mettait immédiatement au pilori celui qui était désigné ainsi, ne tarda pas à circuler entre nous. Pourtant, au risque non négligeable d’être qualifié de lécheur moi qui, trop bon élève, était déjà suspect, je ressentis dès la première récréation une attirance. Il y avait je ne sais quoi de fort et de franc dans sa façon de regarder les autres avec une étincelle de curiosité, dans sa façon de ne pas éviter les regards, de ne pas les provoquer non plus, comme une manifestation tranquille de certitude et de force affermie encore par son attitude droite et son port de tête haut, qui m’interpelait. Je sentais là un garçon à ma mesure, peut-être enfin un vrai compétiteur.

Externe, il ne mangeait pas à la cantine et ne restait pas à l’étude du soir, donc pas de récréation commune dans l’après-midi et je dus attendre, pour l’aborder, celle du lendemain matin. Je n’avais, auparavant, jamais abordé d’inconnu de mon âge, laissant aux autres le soin de faire le premier pas, aussi cette démarche ne m’était-elle pas naturelle et j’y avais souvent pensé tout au long de la journée, préparant mentalement ce que je pouvais lui dire pour que mon approche paraisse simple et naturelle car d’un tempérament fier je ne voulais pas risquer d’être rabroué, risque non négligeable chez des pré-adolescents aux réactions souvent dictées par les pressions implicites des groupes constitués. Et cela avait fini par avoir la force d’une obsession, comme si, de cette rencontre, pourtant si banale, dépendait la réussite ou l’échec de mon année scolaire. Contrairement à mon habitude, je ne parvins pas à me concentrer sur mon travail — il est vrai peu consistant en cette première journée d’école — j’imaginais cent scénarii dont aucun ne me satisfaisait vraiment.

Le lendemain, je n’entendis pas grand chose au commentaire latin du jour ni à la leçon d’histoire qui suivit et je remplis les inévitables fiches de début d’année en pensant à autre chose. Pourtant, de peur qu’il se doute de quelque chose, je n’osais regarder l’élève responsable de ce désordre. J’attendais la récréation dans un certain état de fébrilité. La cloche sonna enfin, nous sortîmes en silence ne laissant éclater nos cris que lorsque nous atteignîmes la cour. Je ne me joignis à aucun groupe essayant, le plus discrètement possible, de voir ce que faisait l’élève que je voulais aborder. Comme la veille, il s’était installé au soleil sur un petit muret et avait sorti un livre de sa poche. Je m’approchai.

 

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