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Ma vie ne regarde que moi
4 novembre 2019

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Mais je m’égare… Car si le passé, mémoire approximative de présents révolus, projette ses ombres sur ce qui est ma vie d’aujourd’hui, ce qui me guide dans cet essai de livre c’est d’essayer de la rendre moins plate. Donner du relief à mes souvenirs. Il y a, ainsi, dans toute vie des instants d’amitié, de joie, d’amours inattendus où les sentiments explosent l’être le rendant comptable d’une éternité de bonheur, où le temps semble soudain s’arrêter, s’étirer dans une exaltation sensible au-delà de toute raison comme si rien ne pouvait aller à rebours, comme si l’ébriété de l’instant alors vécu ne pouvait que se prolonger indéfiniment dans cette communion alors si parfaite et qui pourtant ne se continuent plus que dans les rires, les sourires de quelques photographies jaunissantes que le temps lentement empoussière. Dans mes moments de relâchement — j’allais écrire de dépression mais ce terme est trop fort pour cette fin de ma vie où je m’efforce de rester équanime — je regarde souvent quelques unes de ces photographies que mon père aimait à prendre. Remise des prix à la fin de la sixième, vacances à Carmaux, familles, familles, familles, tant de visages que j’ai croisés un jour, tant d’empathies, de sourires, de cordialités, de moments de bonheur dont, pourtant, la plupart ne me rappellent rien. Le temps nous ronge de l’intérieur.

Octobre 1933, j’allais avoir onze ans et, mon père n’ayant pas encore obtenu sa nomination à l’école de Mende, j’entrais en cinquième, pensionnaire pour la seconde année de ma vie. Il n’y avait alors, dans cet événement, rien d’extraordinaire. Je croyais savoir ce qui m’attendait : routine, routine, ennui, ennui, travail, travail. Je savais que chaque lendemain ressemblerait à chaque veille et que je ne pourrais survivre aux longues semaines de l’année qu’en pillant les rayons de la bibliothèque et en espérant être, de temps en temps, invité chez Antoine Dubreuil où, pour leur plaire, pour espérer être invité une fois encore, je m’efforcerais d’être le pré-adolescent aimable, poli, cultivé, intelligent qui justifiait leurs invitations.

J’abordais cette rentrée scolaire sans enthousiasme, mais aussi sans crainte comme si, dans son premier jour, le dernier était déjà inscrit : je serais bon élève (comment faire autrement), j’aurais la plupart des prix, mes parents, mon père surtout, serait fier de moi, je m’éloignerais encore davantage de mes anciens camarades de La Roche, je m’efforcerais de ressembler à un petit bourgeois, j’aimerais certains professeurs, j’en détesterais d’autres mais cela n’aurait aucune importance car l’emploi du temps, cet impératif d’une vie de lycéen, me ferait avancer comme un zombie sans volonté propre. Je n’ignorais pas qu’il y aurait des matins où la volonté de vivre semblerait soudain affadie me laissant en bouche une saveur amère, mais ma jeunesse, ma pulsion de vivre étaient alors si fortes… Rien ne va plus, les jeux étaient faits ; pourtant il suffisait d’être patient de se refermer suffisamment sur soi pour laisser passer ce temps que nous aurions si besoin d’essayer de retenir. Peut-être est-ce pour cela que dans ma vie, dès lors, tout instant prit un tour littéraire : je ne vivais pas, j’imaginais.

J’ignorais cependant que cette année allait être celle où les mots « amour » et « amitié » s’ouvriraient sur d’immenses continents inconnus. Ceux des amitiés exclusives aux frontières ténues, ceux de l’abandon total à l’autre et des exaltations, des errances, des souffrances. En ce début d’année de cinquième j’ignorais que, comme un serpent abandonnant son ancienne peau, j’allais devenir autre.

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