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Ma vie ne regarde que moi
9 octobre 2019

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Au fur et à mesure de notre avancée dans la vie, il y a des moments dont on se souvient, qui tiennent le plus souvent à une pénétration intime des choses, et que les souvenirs croisés confortent dans leur vérité ; ceux dont croit seul se souvenir mais qui ne sont parfois que le fruit de notre imagination ; ceux — les plus nombreux — que l'on a oubliés ; et ceux que l'on aurait voulu oublier. Toute vie ne se construit ainsi que sur un jeu complexe avec sa mémoire. Comment faire le tri dans ce qui me reste de ce passé d’apprenti lycéen ? Peu de moments, peu d’images, très peu de sons et une pincée d’odeurs constituent ce moment qui fut pourtant un des tournants essentiels de ma vie. L’enfance est l’âge des passions mais aussi celui des désespoirs absolus : et de cette première nuit dans ce dortoir ne me reste en mémoire que la sensation d’un abandon complet. Soudain, tous mes repères familiers avaient disparu et je découvrais avec effroi ma fragilité, ma faiblesse, ma vulnérabilité. J’étais seul et pour la première fois de ma vie, personne ne pouvait rien pour moi. Je me trouvais dans un couloir obscur avec, loin devant moi, la clarté aveuglante d’une porte vers laquelle je savais devoir aller mais qui était encore plus effrayante que le noir que j’aurais voulu fuir et aucune voix ne m’encourageait, ne me disait que faire.

Au matin, c’est une sonnerie stridente qui m’éveilla m’installant, indécis, dans la tristesse d’un soleil découpant le dortoir en grandes zones de clarté éblouissante et d’ombre. Je ne sais pourquoi il me sembla que cette lumière, si inattendue en ce matin d’octobre, me prédisait une alternance régulière de joies et de découragements : la vie, vers laquelle je devais aller, se dessinait devant moi.

Mais pas le temps de rêver ou de réfléchir, dès ce premier matin, comme tous mes condisciples, nous avons été enfermés dans les règles strictes de la routine. Je n’en parlerai pas ici, tout lecteur sait — ou peut deviner — ce que peut signifier cette répétition stricte, minutée, accrochée à l’horloge, des règles de vie d’un lycée des années 30. Le Dieu suprême étant « l’emploi du temps », le temps ne peut jamais être à soi car il est à l’ensemble abstrait de la collectivité. Je n’étais plus Maurice Roman mais un interne quelconque de la sixième A auquel, à chaque minute du jour étaient assignées des tâches qui devaient absolument être réalisées car sinon, ce qui était le péché suprême, le temps, qui devait être utile ou ne pas être, se perdait. Si ce n’est que durant ma première journée je fus projeté de façon qui me parut irréelle tant les obligations s’enchaînèrent aux obligations, toutes mes autres journées devaient désormais lui être identiques. Inutile de penser, de se poser des questions, tout avait déjà été pensé pour nous et on nous donnait d’avance toutes les réponses aux questions que nous aurions pu nous poser. Je sortais d’un monde de découverte, de hasard, d’aléatoire, d’émerveillement constant et me retrouvais dans un univers d’interdits, de règles, de barrières et d’ennui, dont je savais qu’il allait devoir durer sept longues années, une éternité pour un enfant qui n’avait, dans la joie et l’enchantement vécu qu’à peine neuf ans.

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