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Ma vie ne regarde que moi
11 octobre 2019

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De l’année scolaire 1932-1933 je ne me souviens que comme d’une suite interminable de cauchemars : je devais apprendre à être un lycéen. Moi qui avais toujours vécu dans la liberté plus que relative d’une campagne isolée du monde, je rencontrais, à chaque pas, chaque mouvement, chaque pensée… de nouvelles contraintes qui me paraissaient plus absurdes les unes que les autres. Il fallait rentrer dans un moule dont je ne savais rien. Chaque heure du jour avait sa règle, chaque minute de chaque heure était régie par des lois obscures et pourtant incontournables. J’étais sans cesse prisonnier des rythmes du temps : temps de l’éveil, temps des repas, temps des cours, temps de l’étude, temps du coucher, temps de la nuit et même ces « récréations », parcourues sans cesse par des surveillants aux sifflets stridents, qui étaient pourtant censées nous servir de soupape ou de défoulement étaient des temps codifiés ou chacun devait jouer son rôle. Le coin des petits n’était pas celui des grands, les murs n’étaient pas des espaces d’aventure mais des frontières inaccessibles, les arbres, rares, pauvres platanes eux aussi émaciés par la règle, n’étaient plus ces vastes espaces au sein desquels je pouvais me perdre, mais de simples poteaux sans vie dont les branches nous étaient interdites. Je ne pouvais plus voir le monde comme je l’avais vu jusque là. Un lit n’était pas une surface sur laquelle on pouvait jouer et sauter mais un ensemble d’éléments — matelas, draps, couvertures, oreiller, taie d’oreiller — qui, chaque matin imposaient leurs contraintes et dans lesquels il fallait dormir en remuant le moins possible. Ainsi chaque objet, y compris les plus anodins, revêtaient pour moi une signification contraignante. Impossible de jouer dans la cour avec les quelques branches tombées ou les quelques cailloux oubliés, impossible de capturer papillons, hannetons, scarabées ou mouches comme je l’avais toujours fait. Tout était susceptible d’introduire du désordre dans un ordre défini où chacun jouait un rôle et un seul.

Je n’ai guère de souvenir de cette année-là sinon celui, général, d’une astreinte constante et d’un ennui sans fond. Aucun éveil ne me promettait une journée heureuse et je n’attendais rien du temps qui laissait couler son eau lourde et boueuse. Je n’attendais que les rares vacances et m’enfonçais lentement dans une dépression douce. L’étude seule me donnait encore un peu le sentiment de vivre et me permettait d’accélérer le cours du temps. J’étais un bon élève, un excellent élève et loin de se méfier de tout ce que cette excellence, qui m’isolait encore de ceux qui auraient dû être mes camarades, portait de mal être et de dépression, chaque adulte, mes parents compris, m’en félicitaient et voyaient dans mes réussites un signe éclatant de bonne intégration scolaire. Mais, me gavant de déclinaisons allemandes et latines ainsi que de leçons d’algèbre qui m’aidaient à compter les jours, je n’étais bon élève que par défaut.

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