Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ma vie ne regarde que moi
21 août 2019

41

Malgré tout, écrire dans le vide pour tenir. Se réveiller chaque jour, chaque jour lire, écrire quelques lignes, choisir parfois une photo, une chanson… pour tenir. Pour tenir se donner une discipline, des règles pour tenir : faire le tour du village, boire un café médiocre au Commerce, saluer quelques personnes qui m’indiffèrent et feignent de s’intéresser à ma santé, sous le soleil faire une promenade dans la campagne. À midi, midi juste et le soir dix neuf heures trente, préparer un repas pour tenir. Se forcer à varier les plats alors que ce qui importe n’est que de se nourrir. Pour tenir rythmer le quotidien d’habitudes, le jalonner d’obligations fictives pour tenir. Tenir. Jusqu’à quand… Pourquoi ?

Joseph avait décidé que notre petite bande devait tendre une embuscade à nos adversaires. Le village n’était pas bien grand. Une place centrale autour de laquelle se répartissaient les fermes et deux rues : une au bout de laquelle se trouvait l’école, une autre qui menait d’un côté au chef-lieu, de l’autre se perdait dans la campagne. En sa qualité de chef, Joseph avait élaboré un plan. L’un d’entre nous, je ne me souviens plus lequel, devait servir d’appât en se montrant sur la place centrale, il devait attirer la troupe adverse dans la rue qui menait à l’école. Juste avant l’école il y avait en effet une grange. Celle-ci était constituée de deux étages, un rez-de-chaussée où s’entreposait du matériel agricole, un premier étage où l’on pouvait, par l’arrière, profitant de la déclivité du terrain, entrer directement le foin avec une charrette et un grenier où séchait champignons, pommes, pommes de terre et charcuterie. On y accédait par une échelle et une trappe.

C’était un jeu, rien qu’un jeu d’enfants excités mais le drame surgit à l’improviste dans les situations au premier abord les plus anodines. Nous avions sauté des centaines de fois de cette trappe dans du foin, nous aimions faire lever dans nos chutes les poussières odorantes d’herbes qui voletaient ensuite longtemps dans les rayons du soleil et nous faisaient éternuer. C’était à celui qui s’enfoncerait le plus dans la masse protectrice des herbes sèches et personne, jamais, dans le village n’y trouvait rien à redire. Les mères se contentaient la plupart du temps de nous faire secouer nos vêtements ou ôtaient les brins d’herbe de nos cheveux. Bien sûr, il n’en aurait pas été de même si la coupable avait été une adolescente car, le foin, prenait alors une couleur sexuelle. Nous n’en étions pas là.

Quand nos adversaires arrivèrent nous nous sommes laissés tomber sur eux de la trappe. Nous l’avions fait des dizaines de fois et étions loin de soupçonner qu’un drame pouvait naître de cet acte si anodin.

Un cri aiguë, violent, déchirant nous arrêta soudain dans notre lutte. C’était René Bouissou.

Mon cœur souffre à ce genre d’évocation. Les souvenirs ravivent des joies mais aussi des peurs ou des douleurs que l’on croyait à jamais oubliées. Notre petite bande s’était cachée dans le grenier, au bord de la trappe. Nous étions cernés par les odeurs de foin, de pommes, de charcuterie, de champignons, c’était comme une fête d’odeur qui nous emplissait. L’appât devait entraîner les « ennemis » dans le fenil : c’était le piège. Une fois que la bande adverse croirait avoir capturé l’un des nôtres, nous devions leur sauter dessus depuis l’ouverture du grenier et les capturer ainsi par surprise.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité