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Ma vie ne regarde que moi
20 août 2019

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Parler de mon enfance. Il y faudrait un livre entier tant sa charge émotionnelle pèse encore sur moi. Bien sûr, j’ai oublié l’essentiel des actes que j’ai accomplis alors et je ne saurais dire ce qui s’est passé tel ou tel jour, mais je n’ai rien oublié des sensations à poser dans les ruisseaux des pièges à goujons, des balances pour écrevisse sur lesquelles nous fixions de la viande avariée, des soirées à passer dans les marais à chasser des grenouilles, des arbres que nous escaladions pour dénicher des oiseaux ou cueillir des fruits, de nos recherches de champignons dans les bois où chaque paysan du village avait ses coins secrets, des ruses que nous employions pour les découvrir, de nos jeux de guerre dans les bois… Tant de moments de bonheurs absolus, tant de malheurs aussi…

Juillet, 1927 ou 1928, vraisemblablement 1928. La fenaison. Il a fait sec et chaud, du foin en abondance. De chaque ferme partent les charrettes tirées par les bœufs roux de l’Aubrac. C’est la fête. Toute fin de fenaison se fête dans le village par un grand repas communautaire. On a sorti les tréteaux. On les a revêtus de draps blancs. On a fait cuire, dans le four du village, de grandes miches de pain brut, mais aussi les fouaces rondes, dorées, sucrées ; de chaque ferme on a apporté des cruches de vin, un petit vin aigrelet des bords du Tarn, on a fait venir du chef lieu Lou Cayla, le joueur de Cabrette, le curé est là aussi, bien sûr, qui vient bénir la récolte, rendre grâce à Dieu de son abondance comme il rendrait grâce, l’attribuant aux péchés des hommes, de sa pauvreté. C’est la fête. Le foin est dans les granges, son odeur encore un peu verte réussit presque à couvrir celle du fumier. Les enfants courent en tous sens. Pour un temps très bref, tous ces paysans durs à la tâche, travaillant de l’aube à la nuit tombée avec comme seule perspective de faire survivre leurs familles, toutes ces femmes accablées par la disparition de leurs hommes dans les hécatombes qui ont engraissé la bourgeoisie, se mettent à rire, plaisanter, parler fort, chanter, esquisser quelques pas de bourrée, boire, manger, tailler dans le jambon séché, manger de l’omelette au cèpes et du lièvre à la broche, des truites et des cuisses de grenouille. Cette nuit peut-être lorsqu’une femme ou une jeune fille aura la chance de trouver un homme, jeune ou survivant, quelques enfants seront peut-être conçus. Dépense en pure perte. Demain il sera temps de revenir à la réalité. La vingtaine d’enfants du village, plus deux ou trois autres, venus des alentours, qui ont un lien de parenté — ou d’amitié — plus ou moins lâche, avec les familles de La Roche, sont livrés à eux-mêmes, un peu ivres de toute cette joie inhabituelle, de l’odeur du foin, de la musique entrainante, des fonds de verre de vin qu’ils ont dérobés, de la découverte de la possibilité de vie.

Les garçons surtout sont très excités et la dizaine de ceux qui sont encore à l’école forment une bande folle. Je ne me souviens pas de nombre exact, ni de tous les noms, ni même de tous les visages. Je revois simplement une troupe d’enfants divisée en deux bandes jouant à des jeux de guerre. Chacune des bandes est menée par un des grands de l’école. Il me semble me souvenir que celle à laquelle j’appartenais, était menée par Joseph Bonnal qui devait avoir alors dix ou onze ans. C’était un assez grand gaillard, pas très malin qui savait déjà que, dès sa sortie de l’école sa vie était fixée, et qu’elle serait médiocre, car il devrait aider sa mère, veuve de guerre, à tenir la petite ferme familiale. Peut-être pour cela, il affectait d’être déjà un homme.

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