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Ma vie ne regarde que moi
14 août 2019

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La noce donc. Noce villageoise : impensable que les soixante seize habitants du village ne soient pas invités. Et la famille du marié, mon père. Peu de monde il est vrai : grand-père Aristide, grand-mère Marthe Roman, née Falkowski — je ne sais si j’aurais le temps d’expliquer ce nom polonais qui pourtant joua un rôle dans ma vie — leurs deux filles, mes tantes. Tante Luce, déjà vieille fille faute d’hommes à épouser, et tante Georgette, épouse Koszarek dont le mari gravement blessé en 1917, n’avait pas pu se déplacer, alors âgées respectivement de 26 et 30 ans. Mais laissons là : sept personnes venues difficilement de Carnaux : train jusqu’à Mende, charrettes du père Mazel et d’un voisin jusqu’à La Roche. Une noce de quatre vingt deux convives. Elle dura tout un week-end.

Le repas de noce devait être pantagruélique, on sortit tréteaux et planches sur la place du village et les draps de lit donnèrent un air de fête. Choisissant un jour de vieille lune, on tua un cochon. Je me souviens encore de ce rituel auquel j’ai assisté plusieurs fois plus tard au cours de mon enfance : cris aigues du cochon égorgé attaché par des hommes sur une espèce d’échelle ou de caillebotis de bois, sang jaillissant dans une cuvette, odeur du sang, odeur de l’eau chaude servant à racler les soies, odeur des tripes de l’animal dont on ouvre le ventre, odeur proche du fumier. Des odeurs fortes définitivement liées à l’idée de fête… On tua un mouton, on tua des poules, on prit au filet des fritures de vairon ; une nuit, à la lueur de lampes à pétrole, on ramassa des monceaux de grenouilles ; grand-père Mazel alla pêcher des truites à la mouche ; il chassa un sanglier, quelques lapins de garenne, des lièvres et des écureuils et tout le village se mit à écorcher les bêtes, recueillir les sangs, couper les viandes, faire des saucisses, boudins, pâtés. Partout des peaux séchaient, les greniers se remplissaient de victuailles attendant le jour prévu. Le village entier sentait la ripaille et cette odeur excitait l’appétit des habitants de plus en plus impatients.

Toutes ces fêtes me sont si familières… J’assiste à la noce de mes parents, j’y suis, je la vois, aussi présente que le paysage d’aube sur lequel s’ouvre aujourd’hui ma fenêtre. La longueur des préparatifs qui font, dans le village d’habitude si routinier, monter une fébrilité joyeuse ; les femmes qui chuchotent en commençant à regarder la jeune fille qu’était ma mère comme une des leurs ; l’étonnement des villageois lorsqu’ils se rencontrent et discutent sur la place ne sachant trop comment ils devront maintenant considérer leur instituteur, et sa femme ; les spéculations sur le ventre de ma mère ; les interrogations sur la robe de la mariée ; tant de sujets de parlotes et de chuchotements qui envahissent et changent l’espace d’habitude lénifiant du village.

Et quand vient le jour, la procession de charrettes devant mener ceux qui le peuvent à l’église de Rieutort-de-Randon, puis à la mairie sous les regards curieux, vaguement nostalgiques, de ce bourg d’environ six cent habitants. Charrettes lavées pour l’occasion, munies de bancs, vaguement décorées de bouquets, celle des mariés et des parents proches, puis celle plus bruyante des enfants où, en pensée, je me trouve parmi d’autres comme je m’y trouverais en réalité, dans des occasions semblables, lorsque je serais né et aurais grandi.

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