Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ma vie ne regarde que moi
14 août 2019

18

Dans la hiérarchie non dite du village, le père Mazel était tout en haut. Épouser sa fille comme, plus tard, être son petit fils n’était pas sans importance et son influence sur mon enfance — et même sur ma vie entière — fut considérable. La fête de la noce de mes parents se devait d’être remarquable et tout le village devait se mobiliser.

Comme je crois l’avoir déjà écrit, La Roche était un village sauvage, isolé par des forêts épaisses, des marais, de vagues pâtures où des masses de granit jouaient le rôle de sentinelle, il était séparé des autres de plusieurs kilomètres et aller à Mende, la ville la plus proche, demandait plusieurs heures de marche ou de charrettes car pour les voitures, il faudrait attendre, d’autant que la route d’accès n’était guère qu’un chemin de terre et de cailloux très mal aplani, zigzaguant entre des fourrés de ronces sauvages et des blocs de rochers, presque impraticable en temps de pluie ou de neige. Grâce à cet environnement sauvage, presque primitif, le village, très pauvre et où la vie pouvait être très rude, était aussi un pays de cocagne. Ses habitants vivaient sur la nature car si les quelques arbres fruitiers ne donnaient guère que de petites pommes rustiques, si les champs d’orge ou de seigle exigeaient beaucoup de travail pour une productivité dérisoire, si les vaches ne donnaient qu’un lait maigre apte seulement à produire une tome sèche colonisée par les cirons, les fruits sauvages, les herbes médicinales, les pissenlits et les comestibles de toutes sortes abondaient : fraises des bois, myrtilles, noix, cynorhodon dont nous appelions le fruit « gratte cul », cèpes, girolles, helvelles, morilles, pieds de mouton, escargots, grenouilles, goujons, truites, écureuils, grives, pigeons, lièvres, lapins, biches… La liste de ce qu’offrait la nature à qui savait le prendre était une liste ouverte. Et le père Mazel, qui n’avait jamais vécu ailleurs que dans cet environnement en était un des meilleurs gestionnaires. Il arpentait sans cesse coins et recoins de son territoire, capable de dire avec précision, le nombre de truites susceptibles d’être mangées qu’il y avait dans tel recoin de tel ruisseau ou, à un mètre près, dans quelle parcelle de quel bois, il trouverait, avec certitude, les trompettes de la mort qui finiraient dans une des omelettes des villageois. Lorsqu’ils descendaient à la ville, c’est d’ailleurs essentiellement ces produits que les paysans allaient vendre et qui leur permettait d’acheter les quelques vêtements ou les quelques outils qu’ils ne pouvaient produire eux-mêmes.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité