Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ma vie ne regarde que moi
3 mars 2020

136

Je perds la mémoire. Lentement, inexorablement, comme dans un vieux meuble où les petites vrillettes creusent leurs galeries, je sens que des trous se forment dans mon cerveau : je perds des mots. Je sens qu’ils sont là, quelque part mais je ne peux les retrouver et chacune de ces pertes m’est une souffrance car je m’obstine à essayer de les penser, les cherchant désespérément, m’efforçant de penser leur absence plus présente que leur présence même et cela me prend des heures, des heures où je ne parviens qu’à combler ce manque, ne pouvant penser à rien d’autre car conscient que cette perte va bien au-delà du mot perdu lui-même mais qu’elle signe l’irrémédiable et la crainte d’une déchéance totale. Écrivant la page précédente, c’est le mot « ablette » que j’avais perdu car je voulais décrire dans les petits friselis du ruisseau les frissonnements argentés de ces petits poissons se maintenant en groupe à contre-courant dans les ondes légères et peu profondes du ruisseau où le soleil jouait avec les frémissements des rayons solaires filtrés par la densité du feuillage. Je savais qu’un mot existait qui nommait ces petits poissons, je savais que je connaissais ce mot, que je l’avais bien souvent employé mais… rien à faire et dans cette impuissance je ne pouvais penser que sa carence. Ce mot qu’il m’avait été si naturel, si facile à employer, dont l’usage surgissait à mes lèvres ou sous ma plume sans que j’en aie la moindre conscience car il était spontanément là, d’usage aussi facile, aussi normal que ma respiration ou mes battements cardiaques, provoquait soudain, par son manque, une douloureuse sensation de maladie, d’anormalité physiologique. Dans ces cas là, ne me reste comme possibilité que d’essayer d’activer les réseaux de mémoire auxquels je sais que ce terme appartient : penser à tous les poissons de rivière que je connais, rechercher dans des dictionnaires, en parler autour de moi sans laisser deviner qu’il m’est une absence… Et lorsque je le retrouve j’éprouve un immense soulagement comme lorsque une blessure est cicatrisée ou une rage de dent éteinte. L’ablette redevient une évidence. Mais cela se reproduit ailleurs, à d’autres moments, de façon imprévisible : la citronnelle disparaît ou l’eczéma ou tel nom de familier ou d’ami et cette impuissance est toujours ressentit comme une agression. Lorsque je les retrouve, je n’ai plus alors qu’une solution pour ne pas les perdre à nouveau, les réinsérer dans d’autres réseaux d’associations parfois complètement loufoques mais qui les fixent à nouveau durablement comme si, dans l’ensemble de mes réseaux de neurones, je parvenais encore à établir de nouveaux circuits plutôt que de m’obstiner à réactiver les anciens. Ainsi je n’oublie plus le mot « citronnelle » qui m’a fait longtemps souffrir bien que, à chaque fois, je le retrouve en consultant des listes d’herbes culinaires, parce que je l’ai définitivement associé à d’autres, que j’avais également tendance à oublier, dans une mini-fiction absurde où citronnelle et ablette seraient les héroïnes d’une opérette : Ablette aima l’ex amie Emma de Citronnelle qui m’a, par la même occasion permis de réanimer le vocable « eczéma ». Je ruse ainsi de façon active avec ma mémoire espérant retarder le moment que je sais inéluctable où je perdrais jusqu’à cette faculté même de ruser.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité