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Ma vie ne regarde que moi
9 février 2020

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On ne dit jamais vraiment la vérité dans l’existence, chacun construit, pas à pas, le personnage qu’il désire que les autres connaissent. J’ai ainsi longtemps inventé mon grand père maternel qui, alors qu’il était bien vivant dans son village de La Roche était, pour moi seul,  mort en 1917. « Mort des suites de ses blessures » ne me paraissait pas assez glorieux et j’hésitai longtemps entre dire qu’il faisait partie des mutinés fusillés de 1917 ou même qu’il avait été, à tort bien entendu, fusillé pour l’exemple en 1918, récits qui contenaient en eux une part d’aventure et du romanesque qui nourrirent mon enfance. Cette version des faits voulait bien entendu que j’occulte les nombreux souvenirs d’enfance que j’avais de lui ou alors il fallait que je joue sur les dates pour faire tout coïncider avec mon âge. Enfant je n’avais pas cette préoccupation et j’optais définitivement pour « mutiné de 1917 » ce qui était totalement invraisemblable mais qui plaisait également bien à mon goût du mystère tout en étant socialement difficile à défendre. C’est donc, dans mon autobiographie, l’hypothèse mutinerie de 17 que je décidai d’adopter et commençai celle-ci de la façon suivante : « Mon grand père, mutin par conviction politique, meneur d’un groupe de soldats, ayant été fusillé en 1917, je suis né peu d’années après sans avoir jamais eu vraiment la possibilité de le connaître ». Une vérification dans l’état civil aurait mis facilement cette affirmation à bas mais j’étais persuadé que, même si mon roman était un succès littéraire, peu de lecteurs, encore moins des critiques, iraient jusqu’à la vérifier et je savais que, de toutes façons, volontairement ou non, une autobiographie ne pouvait pas ne pas contenir diverses inexactitudes : la mémoire est faillible et je n’allais pas vérifier tout ce que j’allais écrire. Ce qui compte avant tout dans une autobiographie, c’est en effet l’image que l’on donne de soi et non la précision des faits. Un roman, même autobiographique, n’est pas une thèse littéraire et, dès cette époque, j’étais bien décidé à privilégier le romanesque sur la science historique.

1939 fut pour moi une année d’attente : je n’avais rien de précis à faire, mon père, mobilisé, était absent ; ma mère l’était aussi d’une autre façon ; mon frère qui venait d’avoir quinze ans avait d’autres préoccupations que s’occuper de moi et ma sœur était encore bien jeune. Mon âge me donnait le privilège absolu du droit d’aînesse et personne, dans la famille, n’aurait jamais osé, ni même envisagé, me demander quoi que ce soit sur mes activités réelles. Théoriquement je préparais le concours d’entrée à l’École Normale, nom toujours prononcé avec un grand respect par mon père ; chacun savait que cela demandait un investissement intellectuel à temps plein. Je pouvais donc consacrer tout mon temps à cette autobiographie que je considérais comme l’œuvre de ma vie.

En le tuant, en le faisant fusiller, j’avais réglé le problème du grand père ; je fis de ma grand mère une jeune veuve plus intéressée par ses possibles rencontres amoureuses que par l’éducation de ses enfants, ce qui fut, une autre façon de l’éliminer partiellement elle aussi. Je racontai donc que toute la famille vivait chez mes grands parents et je m’inspirai beaucoup du logement de notre famille réelle, en le dégradant un peu plus pour décrire le milieu de vie de mon enfance. Pour intéresser d’éventuels lecteurs je décidai cependant d’adopter le cadre de notre petite ville de Mende n’ayant d’ailleurs, à l’époque, guère d’expérience d’un autre milieu, qui me paraissait cependant plus riche que celui du village de La Roche.

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