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Ma vie ne regarde que moi
5 février 2020

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En 1939, j’allais vers mes dix-sept ans, Lucien, mon père avait 40 ans. Même si la déclaration de guerre ne devait intervenir qu’un mois plus tard, sous-officier de réserve comme la plupart des instituteurs il fut rappelé sur les frontières du Nord-Est, dans le cadre de ce qui fut nommé « l’alerte renforcée », par l’armée le 25 août 1939 comme « réserviste frontalier affecté aux unités de forteresse ». Je devenais officiellement l’homme de la famille et me trouvai en charge de ma sœur Andrée alors âgée de 15 ans, de mon frère Robert de 12 ans et de ma mère. Ce fut un moment difficile. Non tant à cause de mon frère et de ma sœur qui vivaient tranquillement leur vie de bon slycéens, mais à cause de ma mère qui, déjà dépressive depuis qu’elle avait été arrachée à l’environnement affectif de son village natal, le devint davantage encore lorsque notre père dut nous quitter. Elle s’enferma en effet alors dans une forme d’absence volontaire au monde. Je fus bien obligé de me rendre compte à quel point mon père, tout en menant de front des occupations professionnelles et militantes, s’occupait de la maison. C’est lui qui faisait les courses, gérait les multiples petits problèmes qu’une maison ne manque de susciter, faisait l’essentiel de la cuisine, s’occupait de la famille proche et lointaine. Aussi je conserve de cette période des souvenirs très lourds.

Disputes de la mémoire : il m’est arrivé, lors de nos très rares rencontres avec ma sœur Andrée ou mon frère Robert, lorsqu’ils étaient encore en vie — Il y a si longtemps — d’évoquer des faits de mon enfance et de me trouver confronter aux dénis de l’un ou l’autre : ce que je rapportais n’était, pour eux, pas possible et n’avait jamais eu lieu. Je me souviens ainsi avoir rapporté que notre grand-père Mazel, pour se prémunir de la prostate, faisait des bouillons de vipère et de couleuvres et que nous en avions consommé chez lui. Bouillons gras sans goût remarquable… Ma sœur et mon frère avaient nié cela et la discussion s’était échauffée sur d’autres faits semblables. Si nous avions bien des souvenirs communs, pour d’autres, aucun de nous n’était totalement d’accord avec les souvenirs des autres pourtant chacun de nous tenait avec force à ses évocations du passé et prétendait que c’étaient les autres qui déliraient ou manquaient de mémoire… Comment avoir des certitudes quand des faits, si lointains, n’ont laissé aucune trace ? Pourtant, je revois encore les serpents écorchés, têtes coupées, trempées dans l’eau chaude avec des oignons, je revois encore les yeux gras du bouillon qui ne tardaient pas à se former et l’espèce d’écume qui montait à la surface que ma grand-mère enlevait lentement avec une écumoire… Ces souvenirs qui m’ont fait ce que je suis, sur lesquels toutes mes pensées se sont bâties, ne sont-ils donc que des mirages, des inventions d’un cerveau vieillissant ? De la période précise de cette avant-guerre, je conserve l’image de ma mère installée dans son vieux fauteuil sur notre minuscule terrasse orientée plein sud, se chauffant au soleil les yeux fixés sur un paysage immuable dont je ne suis même pas certain qu’elle le voyait. Andrée disait toujours que j’exagérais quand je rapportais cela, que notre mère n’était pas si amorphe, qu’elle sortait parfois ; Robert qu’elle faisait même quelques courses. Nous n’avons pas vécu les mêmes temps car si eux allaient au lycée, je restais à la maison pour, théoriquement, préparer l’entrée à l’ENS mais je me souviens de n’avoir eu que peu de temps libre et, pour l’essentiel, de ne l’avoir consacré qu’à l’écriture. Ma solitude devint alors plus grande que ce qu’elle avait été précédemment.

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