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Ma vie ne regarde que moi
9 décembre 2019

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Curieux sentiment que celui de vivre dans le souvenir : il n'y a en effet plus ni passé ni présent mais, pour l'esprit flottant, un seul espace flou, quelque chose comme une absence, un manque du temps. Je n’ai plus aujourd’hui un plaisir extrême à écrire et je dois avouer que je ne suis pas loin de considérer cette autobiographie comme un exercice pour essayer de maintenir mon vieux cerveau en activité. La graphomanie m’a lentement abandonné. Pourtant, à l’époque que je rapporte ici, il n’en était rien. Bien au contraire car l’écriture me semblait alors le summum de l’activité intellectuelle humaine et si elle me distinguait par trop de mes camarades qui ne se privaient pas de se moquer de moi, comme de mes réussites scolaires, je n’en tenais aucun compte. Écrire m’isolait, mais écrire me distinguait aussi des autres. Je ne manquais pas de me sentir supérieur à eux. Seule mon amitié avec Roger me maintenait encore dans un certain commerce avec mes semblables. Son départ pour une grande ville où son père venait d’être nommé renforça ainsi encore mon isolement.

J’écrivais, partout, tout le temps, sur n’importe quoi, sur n’importe quel morceau de papier qui me tombait dans les mains. Je consacrais à cette activité plus de la moitié de mon temps. Notre professeur de français ayant eu l’idée — était-elle influencée par la pédagogie encore très neuve de Célestin Freinet ?—  de lancer une revue littéraire intitulée si je me souviens bien « Jeunes Plumes », je décidais d’y participer dès le premier numéro avec un très long poème en alexandrins aux rimes croisées consacré à la Bête du Gévaudan qui me valut les félicitations de plusieurs professeurs et fit l’admiration de mes parents. Il n’en faut pas plus pour que naisse une vocation et qu’une vie s’enferme dans des voies sans issues. Mais sommes-nous capables de vivre autre chose que ce que nous vivons ? Je me lançais à corps perdu dans des esquisses de pièces de théâtre où dominait l’influence de Racine, écrivis des dizaines de poèmes dont la moindre anecdote me fournissait le prétexte, rédigeais des nouvelles et entamais plusieurs romans. Je ne sais pourquoi me revient en mémoire ce passage précis de l’un d’entre eux : « Il parlait si bas que je fus le seul à l’entendre. Intrigué, je levais les yeux et vis sur son visage tous les signes d’une exultation secrète. Ses prunelles brillaient du plus beau vert comme celles d’un matou sur le sentier de l’amour » ; mais trop c’est trop, ces phrases faisaient de moi un écrivain qui « se la joue » comme dirait Ronald, qui se regarde écrire. Je ne suis pas Monsieur Roman même si cela m’arrive parfois. Je me souviens avoir alors corrigé en : « Il parle très bas. Peut-être même suis-je le seul à entendre : la jubilation contenue de ses yeux trop verts m’intrigue ». Ce retour critique sur mes propres phrases, ces corrections, me renvoyaient l’image des manuscrits de Flaubert dont notre professeur nous avait montré une photographie. Si je pouvais être critique de moi-même, c’était sûr, j’étais un écrivain. Jeune, bien sûr, et cela je l’admettais, mais prometteur qui ne tarderait pas à se révéler un jour comme un génie de la littérature. Cette certitude effaçait toute ma solitude. Être un génie n’impliquait-il pas, comme contrepoint, cette souffrance qui grandit l’âme humaine et fait mûrir le jeune adolescent que j’étais encore.

J’entamais alors deux romans, un roman d’initiation intitulé provisoirement « Le Sang de l’Ange » et un roman historique que, ne comprenant pas l’espagnol, ignorant si ce mot avait une signification quelconque, j’intitulais « El Che » parce que ce titre me semblait suffisamment mystérieux pour attirer toutes les attentions.

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