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Ma vie ne regarde que moi
13 novembre 2019

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Je ne sors presque plus: soleil, trop de soleil ; pluie, je n'aime pas me mouiller ; café, il ouvre trop tard et ferme trop tôt… Je ne vois presque plus personne ; les vieillards de mon âge encore vivants me dépriment, trop de ventre, trop déglingués, trop cons, trop radoteurs; les jeunes ne s'intéressent pas à moi. Je deviens comme un Bernard l'hermite qui a trouvé sa coquille définitive. Je ne lis presque plus, je picore dans les milliers de livres que j'ai déjà lu cherchant ici ou là quelques mots, quelques phrases qui me ramènent à l'émotion que j'ai pu éprouver à ma première lecture. Désormais, je me sens incapable de lire un livre du début à la fin : trop de temps perdu. Aussi, plus je lis, moins je lis… Ce qui, de plus en plus, me retient dans un livre, ce sont les mots, les phrases qui résonnent dans mon écriture propre, qui semblent devoir y trouver une place naturelle. Dans mes lectures, je cherche mon écriture, les multiples possibilités de bifurcations, de contextualisations diverses qui me font soudain prendre conscience de ce que, parfois depuis longtemps, je cherche à écrire et que là, tout d’un coup, au hasard d’un mot, d’une phrase impose son évidence. Rien à voir avec un quelconque plagiat, je ne vole ni un mot ni un fragment à un autre, ses mots, seulement, s’inscrivent naturellement dans un de mes écrits. Ce seul changement de place les lave de toute appartenance antérieure, ils redeviennent ce qu’ils ont toujours été, les miens. Ainsi, il y a quelques jours j'ai écrit: "J'avais en tête assez de lieux, de moments, de visages pour m'occuper, meubler ma solitude et me soulager du poids de mes journées". Or, cette nuit, relisant le "Poisson-scorpion" de Nicolas Bouvier, je trouve, stupéfait, sa phrase : "J'avais en tête assez de lieux, d'instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m'alléger par leur présence fictive du poids de la journée." Comment, pourquoi, cette phrase est-elle à ce point devenue mienne ? Et pourquoi m'est-elle, presque intacte, revenue ce jour-là amputée du nom de son auteur? Invention et mémoire sont-ils indéfectiblement liés ? Il y a dix minutes, revenant de mon café quotidien, j'avais rédigé dans ma tête un petit que je trouvais intéressant pour "Ma Vie". J'ai rencontré une vieille voisine qui m'a parlé de ses chats, trop poli pour lui dire que ça ne m’intéressait pas, je l’ai laissé radoter ainsi plusieurs minutes et… j'ai tout oublié. Impossible de retrouver ces deux ou trois phrases qui me donnaient tant de bonheur. On ne devrait jamais écouter les vieilles. Avec le recul et la pacification du grand âge, je dois reconnaître que dans ma vie, à plusieurs reprises j'ai agi de façon stupide faisant des choix que je regrette encore aujourd'hui. Mais le temps passe, rien ne se rattrape, on vit et meurt avec ces couches supurantes de regrets.

Est-ce pour cela que je revisite ma vie, pour faire le point, partir — quand je partirai — au clair avec moi-même ? Je suis athée, ne crois en aucune forme de survie ou de transcendence et c’est pourquoi il m’importe au plus au point, d’essayer d’être le plus honnête possible avec moi-même. Si j’ai eu, autrefois, quelque prétentions de littérature, si la vie, le succès, m’ont laissé croire que cette activité était supérieure à bien d’autres, j’en suis définitivement revenu et si j’écris ce n’est plus que pour moi-même, j’écris pour me prouver que j’ai vécu, réellement vécu, quer la vie n’a pas était pour moi qu’un épisode minuscule dans la Grande Vie Unviverselle. J’écris donc je suis et je ne suis que parce que j’ai été. Aujourd’hui vie et mémoire, pour moi, ne font qu’un.

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