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Ma vie ne regarde que moi
29 octobre 2019

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Ce ne sont pas toujours les événements les plus visibles qui marquent une vie. Ce repas sur lequel on me pardonnera de m’attarder fut un des moments clé de toute mon existence car je découvrais que dans une même société, dans une même nation il y avait plusieurs mondes et que les modalités de passage de l’un à l’autre non seulement n’étaient pas faciles mais reposaient souvent sur un ensemble de codes ou de conventions plus implicites que dites.

Comment ainsi raconter ce repas dont chaque seconde contenait pour moi autant de découvertes et de surprises que je pourrais chercher à le décrire sans fin, fouiller les multiples sensations qui m’arrivaient dessus en rafales. La servante qui, portant un plat de porcelaine, s’approche de moi et se penche, par exemple : je regardais le plat d’une porcelaine ornée de fleurs multicolores et qui me semblait digne de ce que je pouvais imaginer de mieux pour une table royale. Je marquais un temps d’hésitation, un temps infime, peut-être deux secondes, peut-être moins mais il suffit pour que je sente tous les regards se porter sur moi et que la servante se sente obligé de me dire avec un sourire qui devait être amusé, peut-être même attendri, mais que je jugeais ironique et condescendant : « Servez-vous, Monsieur, s’il vous plaît, c’est de la lotte à l’armoricaine… ». On ne me parlait jamais comme ça. Seuls les professeurs du lycée usaient de ce titre comme d’une arme. Comment me servir ? Je fis mine de prendre le plat comme je faisais toujours à la maison mais la servante m’en dissuada : « Je vous tiens le plat, servez-vous seulement… ». Je pris la cuillère de service qui était en argent et pris au hasard, dans le plat, ce qu’elle rencontra de solide. Émergeant de la sauce rouge-orangée, c’était une pomme de terre que je posais soigneusement de mon assiette. « Monsieur n’aime pas la lotte ? » me demanda la servante dessinant un sourire inquiet sur le visage lisse de la maîtresse de maison. J’ignorais ce qu’était la lotte, j’hésitais ne sachant ce que j’aurais dû répondre. « Marie, servez donc notre invité… » dit doucement la mère de mon amie et, à ma plus grande confusion, celle dont je découvrais qu’elle se prénommait Marie, me reprit la cuillère des mains et, tenant le plat sur son avant-bras gauche, pris dans le plat un morceau de quelque chose qui n’était pas de la viande, qui ne ressemblait pas non plus aux poissons que j’avais l’habitude de pêcher et de manger, le déposa dans mon assiette et nappa le tout de sauce rouge avec ce que je reconnus comme un petit oignon et des morceaux de tomate. Puis elle m’abandonna, et passa à mon camarade. Je ne savais comment me comporter, mon désir de sortir de table était de plus en plus fort mais je compris que, dans cette famille, le repas obéissait à tout un rituel auquel il n’était pas question de déroger et me calquais, le plus discrètement possible, sur le comportement d’Antoine.

Je m'interroge toujours pour savoir comment trouver le juste équilibre de l'écriture: ne pas en dire trop, ne pas en dire assez… Comment placer l'esprit d'un lecteur éventuel au centre de la construction du sens, lui en donner assez pour qu'il accroche et pas trop afin qu'il imagine par lui-même ? La journée a passé dans une excitation permanente de découvertes. Elle fut pour moi trop courte car si je savais que c’était impossible, je m’imaginais bien vivre dans ce monde qui me semblait tout d’équilibre, de calme et d’élégance. Je décidai que ce serait un jour le mien.

Je devais être de retour au lycée à 17 heures : à 16 heures 30, la mère d’Antoine interrompit nos jeux : « Maurice… vous permettez que je vous appelle Maurice… notre chauffeur va vous reconduire ». C’était fini, j’en aurais pleuré.

 

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