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Ma vie ne regarde que moi
8 septembre 2019

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Interrompant pour un temps mon travail d’écriture, mon arrière petit neveu, Ronald Cline, est venu s’installer chez moi, du coup je n’ai pas fait grand chose. De temps en temps, ce garçon étrange et dont l’étrangeté m’amuse vient ainsi s’installer quelques jours chez moi. Puis disparaît comme il est venu, sans rien dire, sans avertir et j’ignore tout de ce qu’il fait ailleurs. Je ne sais pourquoi ce garçon s’est pris d’affection pour moi pourtant, il arbore des idées punk-gothiques qu’il sait à l’opposé de tout ce que je suis et pense. Mais nous avons une étrange complicité sensible, ensemble nous nous sentons bien. Peut-être parce qu’il est tout ce qui me reste de ma famille. Mais je n’en suis pas sûr, l’alchimie des sympathies est souvent étrange. Lui seul, par sa présence si différente, me faisant sortir de mes souvenirs, m’oblige à vivre un peu dans le présent, à me faire oublier mon âge.

La vieillesse est un état, ni espérance ni nostalgie, quelque chose comme la mue du serpent, on devient autre chose et il faut savoir, pouvoir, l’accepter. Or cela vient presque d’un coup. On vieillit biologiquement depuis la naissance, mais on tombe d’un seul coup dans la vieillesse, on se lève un matin ainsi avec des douleurs articulaires, un cerveau embrumé, on ne se souvient plus de quantité de choses que l’on pensait ne pouvoir jamais oublier, on se demande que faire de sa journée et, surtout pourquoi faire le peu que l’on fait. Alors il faut s’accepter ou disparaître, se reconstruire dans cet autre état, apprendre à gérer corps et esprit, s’inventer à nouveau dans d’autres perspectives, sans regret ni amertume, se reconnaître vieux. Lentement je me métamorphose, mais en quoi ? Impossible d’échapper à l’Histoire car elle soumet tout le monde, les souvenirs, l’écriture des souvenirs, l’illusion qu’à travers elle je pourrai transmettre quelque chose, vivre un peu par procuration est tout ce qui me maintient dans le temps.

Ronald me reproche de parler trop souvent de ma mort ce qui, dit-il fait très vieillard. Ces remarques m’amusent : je n’ai pas besoin de « faire » vieillard car je suis réellement un vieil homme. J’ai essayé de lui expliquer qu’en fait, parlant de la mort, je suis dans une sorte de dissociation cognitive. Je sais, comme nous le savons tous, que je vais mourir, mais je ne le crois pas, je ne le sens ni dans ma chair ni dans ma tête. J’ai en effet l’impression d’avoir toujours vécu, comme s’il n’y avait pas eu ma naissance ce 31 décembre 1922. Dès que je me pense, je me pense vivant, plus exactement je ne parviens pas à m’imaginer mort. Je suis vie, le reste n’est que philosophie ou, pire, vocabulaire et tant que je peux écrire, tant que je peux creuser dans mes souvenirs, reconstruire sur le papier ma vie, je suis du côté de la vie.

Or, plus j’écris, plus je sens en moi un désir d’écriture autre mais je ne parviens pas à bien définir ce que pourrait être cet autre. Je sens un vrai manque d’adéquation entre mon désir et mes productions. Changer… mais comment, vers où aller ? Le fait que Marc Hodges réécrive mes notes pour en faire des pages, d’une part en faisant comme si je les avais écrites moi-même, d’autre part en les présentant comme son récit et ses commentaires personnels, n’est sûrement pas étranger à cet état d’esprit : dans ces deux cas je vois mon écriture de l’extérieur me rendant bien compte de la distance dans laquelle je m’égare. Écrire m’est une attitude religieuse: je dois sans cesse faire mon examen de conscience et me demande quand, comment, finir cette autobiographie puisque je ne peux l'écrire qu'en restant en vie. Faut-il que je décide de mettre un point final au texte en même temps qu'à mon existence ?

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