Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ma vie ne regarde que moi
1 septembre 2019

47

Il y a bien des trous dans ma mémoire et si les épisodes que je rapporte ici semblent cohérents, logiques, entiers, c’est, en grande partie, parce que je remplis par l’imagination les manques du souvenir. Ne me restent en fait que des impressions fortes, des éclairs d’images ou de sensations qui créent comme une structure d’ensemble dont je m’efforce ensuite de relier les éléments. Ainsi de cette effroyable frayeur lorsque, avant l’été de ma dernière année dans l’école de mon père, devant passer le concours d’entrée en sixième, événement qui, de mémoire d’habitant, ne s’était jamais produit dans le village, je dus participer, bien qu’ayant deux années de moins qu’eux, avec les deux autres garçons qui terminaient là leur scolarité, à ce qui était considéré par les enfants du village comme un rite d’initiation à l’adolescence : la capture de vipères vivantes. Je n’oublierai jamais l’effroi que me causa la vue de la vipère à moitié sortie d’un trou du mur, langue sifflante, lorsqu’elle jaillit pour mordre dans le morceau de drap que j’agitai vers elle. Ce moment d’effroi est un souvenir, intégré comme réflexe dans toutes les cellules de mon corps que je revis chaque fois que j’évoque cet épisode de ma vie.

L’épreuve des vipères, le dépassement de soi volontaire que constituait cet affrontement avec l’incarnation de l’effroi et du mal purs n’était qu’une façon d’affirmer notre accord total avec la nature. La nature nous faisait, nous étions une part d’elle, nous nous donnions à elle comme elle se donnait à nous. Ce jour-là notre bande captura onze vipères vivantes : ce record, car c’en était un, ne nous apparut pourtant pas comme tel, il n’était que la signature de notre pouvoir sur tous les êtres au milieu desquels, dans des rapports réciproques, nous vivions chacune de nos secondes car si la nature, par ce qu’elle nous offrait sans cesse, était une providence, nous mettant sans cesse au défi, nous imposant à l’improviste ses épreuves, elle exigeait son dû nous apprenant ainsi la nécessité permanente de la prudence.

C’était une de ces froides journées d'hiver comme il en arrive de temps en temps en montagne où la nature multipliait ses splendeurs : un ciel d’un bleu d’acier profond, une épaisse couche de neige que le temps n’avait pas encore pu souiller. Les couleurs explosaient : gris parsemés de reflets du granit des murs des maisons, vert soutenu des forêts de pin. Et par dessus tout cela un soleil dont la puissance faisait brûler la neige. C’était un de ces jours où n’ayant pas école, il nous était impossible de résister à l’attraction de l’espace. Avec le grand — il avait deux ans de plus que moi — René Bonnal et André Bouviala, mon meilleur ami d’alors, nous avions décidé d’aller pister les traces d’animaux sur la neige.

Nous avions pris des raquettes, des raquettes rudimentaires faites de jonc tressé à l’intérieur d’un cadre d’un cadre de frêne. Toutes les fermes en possédaient alors au moins une paire car, dans ce pays où il y avait alors de longs mois de neige, elles étaient indispensables dès que l’on voulait quitter le cercle étroit du village. Il fallait bien pouvoir aller à la messe à Rieutort-de-Randon, à environ cinq kilomètres, ou aller chercher là les quelques objets que l’on ne pouvait fabriquer soi-même.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité