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Ma vie ne regarde que moi
16 août 2019

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Sur la troisième photo qui me reste de ma petite enfance, j’ai donc deux ans. Un âge déjà avancé. Toujours aussi rond, aussi potelé mais tête nue avec davantage de cheveux ce qui permet une raie sur le côté gauche de la tête. Les cheveux semblent raides, avoir déjà un peu foncé, moins blonds, pas noirs cependant, probablement châtain si l’on devait rétablir la couleur qui manque à ce document. Je suis assis sur une liseuse dont la cadre est en bois sombre et le tissu de tapisserie peut-être en cretonne à motif d’indienne, le bras gauche et une partie du dos appuyée contre le dossier du meuble, la jambe gauche allongée sur le meuble, la gauche légèrement relevée. Mes pieds, portant des chaussures dont on ne voit que les semelles reposent sur le meuble, le droit appuyé sur un talon plus clair que le reste de la semelle, le gauche, couché sur son côté gauche. Des chaussettes blanches ne couvrent mes jambes que jusqu’au mollet. Si ma main gauche, posée à plat, s’appuie sur le tissu du meuble, je tiens dans la main droite quelque chose qui pourrait être un gâteau et que, souriant, dans un mouvement qui me fait pencher légèrement en avant, je tends vers la personne qui me photographie. Je lui souris, d’un large sourire, qui creusant deux profondes fossettes dans mon visage rond et bien plein, me fait plisser les yeux. J’ai l’air heureux malgré le pull à petites raies et au col immense qui m’enferme jusqu’au menton, espiègle presque comme si l’offre de l’objet que tend mon bras droit n’était qu’une plaisanterie. Je semble prêt à quitter le meuble, partir vers cette présence qui me fige dans ce mouvement et qui, à la joie dont je fais preuve, ne peut-être qu’un être très proche. Mon père certainement, car je n’ai guère de souvenir de ma mère prenant des photos — ou un oncle qui avait la réputation d’être bon photographe — dont, malgré son invisibilité, la présence conditionne toute mon attitude. Comme toujours, au travers d’une complicité évidente entre le sujet figé dans le temps et celui qui le fige, la photographie cache ainsi l’essentiel de ce qu’elle prétend montrer. Elle affirme un en dehors qui fait d’elle ce qu’elle est et si, pour moi, elle a quelque importance, c’est bien plus dans ce lien vers un hors-cadre que par ce que celui-ci contient. Elle est témoignage d’un moment intime de complicité forte dont je n’ai gardé aucun souvenir et qui, aujourd’hui, me met dans un état de nostalgie.

Reste une quatrième photo qui ne porte aucune inscription. Je ne suis donc pas sût qu’il s’agisse de moi. Cependant, l’enfant allongé tout nu, tâche blanche creusant le noir presque absolu de la photographie, allongé sur le ventre sur ce qui pourrait être une serviette ou une couverture ressemble aux trois autres. Il doit avoir quatre ou cinq mois. Il est aussi bien potelé, ses fesses bien pleines et son visage est bien rond. Légèrement en appui sur ses deux bras, il tourne son visage sur la droite pour regarder dans un petit sourire la personne qui le photographie. La photo est très floue, très grise, on distingue à peine le décor. Sur la gauche, à hauteur de ses pieds, quelque chose comme un dossier de chaise cannelé. Impossible de voir sur quoi repose le linge où il est couché. Mais ce qui est le plus surprenant c’est qu’il semble tenir entre ses mains une bouteille qui pourrait être de vin.

Hors de ces quatre photos, rien, aucune trace de mémoire et il est maintenant bien trop tard pour en parler à mes parents. Il est vrai que la quête du passé m’est une curiosité récente, que, lorsque j’aurais pu encore — enfance ou adolescence — interroger mon entourage je ne m’en souciais pas. La vie boucle : ce n’est qu’à la fin de sa vie que l’homme veut savoir d’où il vient. Ce n’est que lorsqu’il ralentit qu’il désire retrouver ses premiers pas.

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