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Ma vie ne regarde que moi
13 août 2019

Préface

C’est à quatre vingt dix ans, en pleine forme physique et, je le crois, mentale que je commence cet écrit.

Écrivain connu, reconnu, sous un autre nom, je suis depuis longtemps épargné par les contraintes de la vie quotidienne car je vis confortablement de mes droits d’auteur, ceci d’autant plus que, sans femme ni descendance, retiré depuis des années dans ma grande maison d’un petit village du sud de la France où personne ne soupçonne mon passé d’écriture, mes besoins se réduisent au minimum. Je vis seul et dans tous les miroirs de ma maison je ne rencontre que moi-même. Personne pour me distraire ou me contraindre.

Ayant fait depuis des années le tour des dérisoires satisfactions littéraires, il est donc temps, maintenant, de me préparer à la mort comme un athlète se prépare à l’exploit. Car je veux aborder cette ultime aventure comme je n’ai jamais réussi à le faire de mes autres moments de vie.

Écrire pour La mort. Faire de l’écrit pour ma mort mon dernier — peut-être même mon seul conséquent — ouvrage. Ni confession, ni testament, ni mémoires, cet écrit mégalomane s’adresse avant tout à moi-même car je ne me propose rien moins que d’examiner, attentivement, lucidement, ma vie au travers de ce moment unique qui la réalisera. Faire de l’inéluctable un point d’orgue. Essayer de comprendre par quels cheminements, quels hasards, quelles constructions, ma vie doit s’achever ainsi. Détérminer quel aura été son Roi Clandestion, saisir ce qui en a fait l’unité et, d’une certaine façon la justifie : ne pas avoir vécu pour rien. Reprendre un à un tous mes souvenirs, tous les imaginaires de mes souvenirs, pour, comme Sadarnapale, emporter dans la tombe une vie en ordre. Une vie dont, sous les incohérences de la mémoire, j’aurai recréé l’ordre.

Depuis quelques mois, dans mes longues promenades quotidiennes dans une campagne qui me permet d’oublier qu’elle est, revenant sans cesse sur mes souvenirs, je ne pense à rien d’autre. C’est cette obsession qui m’a convaincu de la nécessité de l’écriture qui, seule, permet de figer durablement les formes. Les pensées flottent, virevoltent, s’égaillent dans d’autres pensées, la pensée se perd dans l’inconsistance, les mots, les phrases qui se forment dans le cerveau restent instables et changeantes.

L’écriture seule impose le définitif. Chaque phrase posée sur le papier, chaque phrase imprimée est un moment de mort. C’est pour cela que nombreux sont les écrivains qui ne cessent de reprendre, raturer, modifier leurs textes car ils sentent bien que, dès lors que l’encre l’a figé, leur texte leur échappe. Écrire pour la mort est écrire dans cette certitude : plus rien, pour l’éternité, aussi dérisoire que soit cette éternité, ne changera. L’écrit et le corps, dans leur immobilité définitive, ne feront alors plus qu’un. D’une certaine façon j’aurai ainsi apporté à ma mort l’harmonie qui le plus souvent lui fait défaut : je pourrai emporter mon livre dans ma tombe.

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