Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ma vie ne regarde que moi
2 octobre 2019

62

Prendre un certain plaisir à parler de soi dans le vide, à jeter des mots au vent en espérant simplement, dans ces mots envolés, retrouver quelques sensations passées, parfois même oubliées. Parfois les mots se moquent de moi. Ils sont là, je le sais, je les connais, je les connaissais par leur nom, ils sont prêts à surgir du recoin de mon cerveau où ils se sont cachés, ils ne le veulent pas, me narguent, ne veulent pas venir. Et cette moquerie m’est douloureuse, je ne peux les appeler, j’ai oublié leur nom, espérant les attirer par ruse, je les désigne de quantité d’autres noms que je connais, je tourne autour, cherche des contextes qui leur plaisent, fais poindre d’autres mots, mais ceux dont j’ai le plus besoin, ceux dont je suis convaincu avoir besoin, font de la résistance, me raillent, m’humilient. Ce n’est souvent que lorsque je me résigne à leur disparition que parfois, alors, ils se montrent enfin. Le mot « interne » portait alors une telle menace que je ne parvenais pas à me l’attribuer, « interne, interné interdit » formaient en mon esprit un amalgame indifférencié et contenaient plus de menaces que d’attentes. Mais c’était ainsi et, situation plus effroyable encore, désireux d’épargner le chagrin de ma mère et les manifestations qui n’auraient pas manqué, je ne devais pas le montrer. La crainte tournait en moi comme un ténia, invisible et pourtant si dangereux.

Comment dire les sensations de cette première journée de lycée ? J’étais alors si jeune… Le dimanche 2 octobre — car les internes devaient rentrer la veille au soir de la journée officielle de rentrée — fut une journée interminable, ma mère et moi nous avons feint de nous occuper à des tâches qu’elle jugeait agréables : aller promener le long de la rivière, visiter la cathédrale, aller en matinée au cinéma Le Trianon où l’on donnait (était-ce un avertissement aux futurs écoliers qui allaient trouver de nouveaux maîtres ?) « Docteur Jekill and Mister Hyde » de Rouben Mamoulian avec Fredric March… mais il fallut retourner chez la cousine pour chercher la valise. Embrassades, recommandations et petite pièce de monnaie glissée dans la main juste avant le baiser sur les deux joues appliqué par des lèvres un peu moustachues. J’étais vêtu de neuf, ma mère portait ma petite valise. Je me souviens avec précision de presque tous les mètres du petit kilomètre de trajet entre l’appartement de la cousine et l’entrée du lycée, la texture du sol sous les pieds, goudron, gravier, terre humide encore d’un orage qui était tombé dans la nuit, les évitements nécessaires pour éviter les crottes de chien le long du boulevard en pente bordé de platanes centenaires où le vent semblait m’adresser un message. Il me semblait que tous les promeneurs me regardaient, que tous les enfants que nous croisions voyait en moi comme la prémonition du sort qui les attendait. Tout, jusqu’aux nombreuses hirondelles alignées sur un fil électrique avant leur migration automnale m’était signe : mon monde allait, dans quelques minutes, changer sans espoir de retour. Ce trajet était comme un parcours initiatique au cours duquel je me transformais comme le héros du film que je venais de voir : je passais d’un univers à un autre, devenais un lycéen, un être étrange, quelque peu monstrueux et soudain nous fûmes devant la grille du lycée qui ouvrait sur une longue allée bordée de tilleuls. Mon sort était scellé et je regardais avec inquiétude la trentaine d’adolescents qui, comme nous, attendaient l’ouverture de la porte.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité