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Ma vie ne regarde que moi
30 septembre 2019

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La rentrée. La rentrée 1932. Il y en eut d’autres dans ma vie mais cette rentrée-là fut celle de ma vie. J’avais neuf ans et demie mais les soins de mon père, les attentions de ma mère et la rudesse de la vie à la campagne m’avait donné une certaine maturité. Le dernier mois passé à La Roche m’avait aussi montré que, désormais, je n’étais plus vraiment un enfant du village : j’abordais cet événement à la fois avec une appréhension certaine mais aussi, notamment parce que mon père n’avait cessé durant tout l’été de me peindre ce qui m’attendait comme une ouverture vers quelque chose comme une autre vie, une certaine fébrilité.

Le 1 octobre 1932 étant un samedi, celle-ci eut lieu le lundi 3. Mon père devant lui aussi assurer sa rentrée et les moyens très réduits de communication ne permettant pas le voyage dans la matinée, ma mère et moi, nous avions, la veille, couché chez une lointaine vieille cousine veuve de guerre bigote dont je redoutais les baisers baveux et le piquant des poils d’une moustache qu’elle ne prenait plus depuis longtemps le soin de dissimuler. Au dix-septième siècle, les battements d’ailes des anges faisaient se mouvoir les planètes ; au vingtième ce sont celles des papillons qui provoquent des catastrophes planétaires. Les événements minuscules ont sur nos vies des incidences démesurées. Je n’aimais pas cette vieille dame dont les efforts de gentillesse me semblaient toujours dissimuler une indifférence hypocrite. J’avais l’impression qu’elle n’avait pu faire autrement que nous héberger une nuit mais qu’en fait, notre présence bouleversait beaucoup trop ses rituels figés. Devoir passer cette nuit-là chez elle constituait pour moi un mauvais présage : je ne dormis presque pas de la nuit regardant avec une certaine appréhension, à la faible lueur qui filtrait d’une persienne les motifs du papier peint qui me semblaient révéler des êtres fantastiques. "La matière du souvenir est poreuse" dit Jean Genet dans "Notre Dame des Fleurs". Comme c'est juste ! Nous n'avons que des mémoires à trous qui filtrent aléatoirement les événements et ne nous laissent que des bribes de souvenirs pourtant je me souviens avec précision d’un ensemble de détails de cette nuit-là et que dans chacun d’eux je cherchais des signes : la pluie qui se mit à tomber à verse vers une heure du matin, les bourrasques de vent qui l’annoncèrent, les sons du carillon dans la pièce à côté de notre chambre qui indiquait d’une note les quart d’heures, de trois les demi-heures et, avant de décompter les heures, faisait entendre une courte mélodie, des pas dans la rue juste avant l’aube, la très lente montée de la lumière qui, peu à peu, révélait le paysage de la pièce faisant ainsi apparaître les détails des moulures de l’armoire puis, touchant le grand miroir doré placé au-dessus d’une cheminée, donnait au crucifix qui surmontait ma tête une allure menaçante en même temps que la vierge de bois peint, posée sur la tablette de marbre brun sous un globe de verre, semblait pleurer des larmes de sang. Tout n’était que mauvais présages. Enfant élevé par mon père dans l’athéisme, mais enfant de la campagne élevé aussi par une mère croyante dans un milieu catholique, j’étais plutôt superstitieux n’hésitant pas à user de formules que je croyais magiques pour voir se réaliser certains de mes désirs : prières secrètes pour les champignons, les ablettes, les nids d’oiseaux, les grenouilles et même pour nos jeux de sociétés… Ce qui se passait autour de moi ne pouvait être indifférent, dans la situation particulière de cette nuit, les choses me parlaient et je me devais d’être attentif à leurs paroles.

À mon réveil je m’attendais au pire.

 

 

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