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Ma vie ne regarde que moi
25 septembre 2019

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L’été s’est achevé. À Carmaux , les traditionnelles vacances d’août chez mes grands parents paternels ont été en partie consacrées à la constitution de mon trousseau : rentrer au collège impliquait un certain nombre d’obligations vestimentaires. Finie la blouse grise — ou noire à liseré rouge — des enfants de l’école primaire, nous étions dorénavant des hommes et il s’agissait de nous vêtir comme tels. Tenue de ville de rigueur, costume de préférence avec, au choix, pantalon à jambes courtes ou longues. Mes parents optèrent pour un de chaque dans le même tissu que la veste ce qui permettait quelques économies. Cravate sombre de rigueur — dont il a fallu que mon père m’apprenne à faire le « double nœud » — sans toutefois que les couleurs des rayures en soient précisées. Des chaussettes aux slips, toute la famille s’est cotisée pour que je sois habillé de neuf et que je ne paraisse pas inférieur aux petits bourgeois de la ville que je devais désormais avoir à fréquenter. Et puis, le trousseau du pensionnaire : draps de lit, couvertures, taies d’oreillers, serviettes de toilette et de table, toutes choses que ma grand-mère voulut absolument broder du monogramme d’un M et d’un R, vaguement gothiques et entrelacés, travail qui lui occupa tous ses moments libres de l’été.

Cette frénésie d’achat qui me mettait au centre de toutes les attentions accentuait l’angoisse qui, de jour en jour, au fur et à mesure que s’approchait la fin des vacances, m’envahissait. Je mesurais soudain l’importance du changement qui m’attendait : j’allais changer de vie. Or, si la vie que j’avais menée jusque là me convenait parfaitement, celle que l’on me décrivait, entièrement sérieuse et vouée à l’étude, m’apparaissait effrayante. Des journées consacrées à l’étude entre quatre murs, dans une discipline de fer que je devrais même faire mienne si je ne voulais ni décevoir l’attente de mes parents ni réduire à néant la fierté qu’ils jugeaient légitimes. J’avais un peu plus de neuf ans. Le poids que je ressentais sur mes épaules me paraissait insupportable. J’allais devoir vivre avec des garçons qui auraient au moins deux ans de plus que moi, sans — comme dans la classe unique de mon père — que je puisse partager du temps avec de plus jeunes ou jouer avec ceux de mon âge. Les comparant avec le fils Rouveyre qui avait onze ans, je les voyais immenses, bagarreurs, déjà dans ce que ma grand-mère appelait « l’âge bête », toujours intéressés à faire de mauvaises blagues aux plus jeunes, regardant les filles d’un œil torve et faisant, à tous propos, des plaisanteries cochonnes. Peut-être pas l’enfer, mais le purgatoire et je me voyais entré là-dedans pour plusieurs années.

Ajoutez à cela que mon père, en bon hussard de la République, avait décidé de consacrer chaque jour deux heures à ma préparation intellectuelle, me faisant largement entamer le programme de sixième et prenant plaisir à m’initier au latin et à l’allemand. Il alla même jusqu’à faire appel à un ouvrier de la mine, réfugié politique ayant fui Hambourg, pour me faire partager avec lui chaque jour une heure de conversation.

Cet été fut un cauchemar.

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