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Ma vie ne regarde que moi
20 septembre 2019

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En juillet 1932, je fus donc reçu second du département au concours d’entrée en sixième, j’avais 9 ans et six mois. Autant dire que mon père et ma mère — mon père surtout — en fut très fier même si cela devait changer la vie de toute la famille, mais il n’avait pas encore conscience des conséquences de ce succès. « La vie n’est qu’un jeu », dit Lao She en ouverture de Gens de Pékin. Peut-être. Certainement. Mais s’il a raison ce ne peut être qu’un jeu de poker menteur. Tout souvenir est un récit et celui-ci plus que n’importe quel autre en ce qui me concerne car il porte en lui la conscience aigüe de la façon dont le destin sait se jouer des marionnettes que nous sommes.

Je devais rentrer au lycée en octobre 1932 et je n’avais alors pas encore dix ans. Il n’y avait bien sûr alors pas d’établissement proche de notre village. Le seul lycée du département était à Mende, le chef-lieu qui était à une vingtaine de kilomètres ce qui aujourd’hui paraît peu mais qui, à l’époque, compte tenu du mauvais état des routes, de la rudesse des hivers et l’absence quasi-totale de moyens de transports en commun rendait inimaginable le fait que je puisse aller et revenir du lycée tous les jours. Mon père avait une confiance absolue en mon intelligence, une plus grande encore peut-être en ses qualités de pédagogue : et même si mon rang d’admission avait été pour lui une grande surprise, il n’avait pas un instant douté que je serais reçu. Aussi, fort de ses onze années passées dans son village, avait-il demandé son changement pour la chef-lieu ou, à défaut, pour deux ou trois des villages alentour dans la vallée du Lot où il pouvait penser se rendre quotidiennement à vélo. On lui fit comprendre que, si sa demande légitime était utile pour prendre date, faute de poste libre, elle ne pourrait, cette année-là, être satisfaite. Il fallait que je sois pensionnaire.

Si j’étais moi aussi très fier de ma réussite qui, bien que ne les étonnant pas tant ils avaient intégré qu’un fils d’instituteur ne pouvait pas être fait de la même matière cérébrale que leurs propres enfants, accroissait encore mon prestige auprès des parents de mes petits camarades paysans dont seuls quelques très rares d’entre eux avaient obtenu le certificat d’études primaires, j’étais également extrêmement effrayé par ce terme de « pensionnaire » qui évoquait, pour moi, quelque chose entre le couvent et la prison. Mon père, qui, dans sa ville de Carmaux, n’avait jamais été pensionnaire, avait beau m’expliquer que j’allais découvrir un monde de savoir et pouvoir enfin me mesurer à des camarades de ma force, l’inquiétude me tenaillait d’autant que mes vacances d’été furent gâchées : mes camarades ne me considéraient déjà plus comme des leurs. J’allais partir, d’une certaine façon les trahir, et même s’ils savaient que tant que mon père était l’instituteur du village, je reviendrais pour quelques vacances, tous sentaient qu’il y aurait désormais entre nous tant de vécu non partagé que les complicités fortes qui nous unissaient ne pourraient résister. Nous étions condamnés à vivre désormais dans deux mondes qui ne pouvaient, sans hostilité ni mépris, que s’ignorer.

De plus, toute la famille devait se préparer à ce qui apparaissait comme un vrai bouleversement modifiant les habitudes de vie de chacun de ses membres. Une grande partie des vacances de l’été 1932 y fut consacré.

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