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Ma vie ne regarde que moi
13 septembre 2019

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Assez parlé de mon enfance, j’en ai assez dit pour situer les bases sentimentales sur lesquelles s’est construite ma vie. En parler davantage m’obligerait soit à faire du Pagnol, soit, pire peut-être encore, m’enfermer dans une forme d’autocomplaisance sentimentale : évoquer longuement le grand-père Mazel, avec son éternel béret et sa cigarette roulée de tabac gris toujours collée à la commissure droite des lèvres, lui qui m’a appris qu’il y a plus de choses dans la nature que dans tous les livres qui en parlent et que bien des rapports relèvent de l’indicible ; évoquer plus longuement la modestie effacée de ma mère qui se retrouvera bientôt écrasée par sa charge de femme de l’instituteur à une époque où ce titre avait, dans les campagnes, une importance réelle ; évoquer celle que nous appelions « la sorcière », vieille femme assez fantasque — mais il en fallait peu alors en Lozère pour apparaître ainsi — vivant dans une petite maison à l’écart et que nous fournissions en vipères, crapauds, limaces rouges, œufs d’oiseaux sauvages, racines de gentiane, branches de sureau, orties blanches, baies de gratte-culs… dont elle faisait des décoctions diverses allant du remède de bonne femme aux philtres qu’elle disait magiques et dont à ce jour encore j’ignore ce qu’elle pouvait faire des poches à venin ; évoquer les multiples superstitions du village, la crainte des jeteurs de sort et le recours fréquent au rebouteux se conciliant harmonieusement avec les dogmes catholiques et les cultes des saints des diverses chapelle ; dire les malentendus, les non-dits, les haines ancestrales, les rivalités qui dans ce microcosme prenaient une ampleur formidable ; parler des contes, des légendes, des histoires plus ou moins vraies qui, traînant de veillées en veillées, faisant baigner les enfants que nous étions dans une atmosphère irréelle, nous faisait sans cesse regarder comme double la nature qui nous enfermait. Il y faudrait plusieurs romans faire participer à l'action quelques dizaines de personnages, ma vie deviendrait alors un feuilleton interminable car, au fur et à mesure que j’écris, j’éveille en mon cerveau de plus en plus de souvenirs et, parce que je pense alors toujours aux morts, chaque fil tiré défait une trame singulière.

Je n’existe en effet que par une infinité de successives présences actives au monde, actions, faits, événements que je vis. Entre eux de plus ou moins longs moments d’absence, de négligences, de trous d’être ou ce qui m’est extérieur s’efface dans une brume de pensées. Pas étonnant alors que le temps, la mémoire, estompent les présences les moins fortes, élargit les trous de non-être, hache la continuité des souvenirs en fragments inconscients et fragiles, crée des trous noirs d’oublis. Notre être au monde est inconstant, parfois même aléatoire : je suis, et dans le même temps, ne suis pas, ne me pense pas. Ne reste alors en mémoire que des miettes de vie que le vent du temps disperse mais que pourtant le courant de l’écriture sait par moments ramener. Écrire devient ainsi une attitude religieuse: il faut sans cesse, par le véhicule de son examen de conscience, retrouver et juger le passé. Pourtant, malgré tout, malgré surtout cette forte tentation de céder à la fatigue, de m'y couler comme dans la mousse débordante d'un bain chaud, je ne renonce pas… je ne veux pas renoncer, pas encore… Illusion d'être par l’écriture. Sans doute : écrire ma vie comme substitut à l’impossibilité de plus en plus évidente de la vivre.

Mais, assez de digressions, il est temps de sortir de l’enfance. C’est mon père qui en fut la cause.

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