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Ma vie ne regarde que moi
14 août 2019

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Les meilleurs souvenirs de mon enfance sont liés à la musique. Mais à une musique très particulière. Mon père avait en effet un gramophone Horn à manivelle acheté dès son retour de la guerre. C’était une machine qui m’imposait le respect avec son socle de chêne, son plateau tournant recouvert de feutre vert et surtout son gigantesque pavillon dont l’ouverture, vue de face, était une splendide marguerite aux pétales vert tendre. Mon père était fou de musique, surtout de variétés même s’il lui arrivait, assez rarement il faut dire, d’écouter de la musique classique ou, parfois, ce qu’il appelait sans intention méprisante, de la musique nègre. Mais ce qu’il aimait par dessus tout, c’était la chanson. Dès qu’il avait une minute, il tournait la manivelle de son gramophone — action qu’il fut longtemps le seul à avoir le droit d’accomplir — et surtout, posait avec une attention méticuleuse l’aiguille sur le shellac, cette gomme laque issue de la sécrétion d'une cochenille asiatique, puis, plus tard, sur la bakélite de ses si précieux disques. Lorsque, pour une raison ou une autre, il trouvait le moyen de « descendre » à Mende, chef-lieu du département, soit avec un paysan allant au marché ou à la foire, soit en marchant jusqu’au village de Rieutort-de-Randon puis en prenant l’autobus quotidien, soit en faisant du stop (solution alors très aléatoire) sur la départementale, mon père rendait systématiquement visite à son disquaire qui lui mettait de côté les « nouveautés ». Il revenait alors à la maison avec la joie d’un moine portant des saintes reliques et, pendant quelques jours, nous découvrions tous, ébahis, ces chants, ces chansons, ces musiques un peu grinçantes et craquantes qui nous semblaient le summum de l’art. La maison d’école résonnait alors des voix de Félix Mayol, Maurice Chevalier, Gaston Ouvrard, Jean Sablon, Rina Ketty, Berthe Silva, Suzy Solidor, et bien d’autres et, lorsqu’il faisait beau, c’était ainsi, en dehors des heures d’école, le village entier qui se transformait en salle de music-hall.

Tous ces premiers rouleaux, tous ces disques sont encore dans des cartons de mon grenier et, lorsque je me sens envahi d’une certaine nostalgie, je vais puiser dans leur collection, remonte la manivelle de ce merveilleux phonographe dont je me suis arrangé pour maintenir le fonctionnement tout au long des années car, tout comme ces chansons que j’aime encore, tout chez moi est hors d'âge aussi je m'émerveille tous les jours, grâce aux technologies nouvelles, de pouvoir encore intervenir hors de l'espace de ma chambre. Pourtant, ce que j’aime par dessus tout, c’est le son des chansons souligné par celui des aiguilles frottant sur la bakélite, ce sont les ralentissements progressifs du ressort qui m’oblige à tourner la manivelle, la qualité grinçante, approximative du son. Grâce à tout cela, je reste encore enfant, cet enfant qui obtenait à la maison comme récompense de choisir un disque et tourner la manivelle et qui, quand il allait à l’école avait, lors des quelques rares occasions où mon père acceptait, comme par exemple les veilles de vacances, de relâcher sa discipline, la lourde responsabilité, le privilège inouï, de faire écouter à la classe quelque disque soigneusement choisi par le maître, mon père.

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