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Ma vie ne regarde que moi
14 août 2019

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Avant d'aborder enfin le sujet véritable de ces écrits — l'histoire de ma vie — me reste à poser quelques fragments de décor, qui ne sont pas sans importance pour la suite, mais que je donne ici en désordre. Après tout, aucune loi n’oblige un récit à être rationnel et linéaire.

La Roche n’était pas le village idéal que mes descriptions antérieures pourraient laisser croire : haines, jalousies, querelles, rivalités, rancœurs, inimitiés, rancunes, aigreurs, ressentiments, bassesses… toute la panoplie des sentiments négatifs humains se développaient dans ce microcosme comme virus dans des cultures cellulaires in vitro. Sous ses apparences paisibles et même parfois harmonieuses, le village était un bouillon de culture dans lequel j’ai baigné dès l’enfance et où mon esprit s’est lentement immunisé contre les mesquineries humaines. Même si, jusqu’à l’âge de 11 ans, vivant dans une liberté presque totale, j’étais un petit sauvageon des campagnes, ne s’intéressant en rien à ses rivalités, souvent minuscules, qui clivaient la vie quotidienne. Dans l’école de mon père, j’avais, comme compagnons de mon âge une fille, Marie Champbreton, et André Bouviala, un garçon d’un an plus âgé que moi. Dans une école à classe unique, les classes sont des notions souples et, tous les trois, depuis le cours préparatoire, nous nous considérions comme du même niveau si toutefois ce terme pouvait avoir un sens dans un tel contexte. Nous vivions notre vie dans la société des enfants qui ne reflétait, dans son miroir déformant, que très partiellement, très occasionnellement les querelles, ou même les guérillas des adultes. Je n’ai ainsi jamais accordé le moindre intérêt aux petits ragots, qui des années plus tard, portaient sur le mariage de mes parents.

Lors de quelques unes de ces longues soirées d’hiver où le village semblait étouffé par le silence et la neige, où chaque maison se trouvait résumée dans l’éclairage falot d’une fenêtre, mes parents m’ont en effet souvent parlé des circonstances de leur mariage et de cette réputation « d’obligation » calendaire qui en aurait été à l’origine. Quant au mariage lui-même, en ayant vécu deux autres dans le village, je peux sans peine m’imaginer ce qu’il fut.

Le fait qu’il soit instituteur, c’est-à-dire qu’il ait un métier stable, socialement reconnu et doté alors d’un certain prestige, le fait aussi — inavouable — que Marguerite était enceinte aida à passer un peu sur le manque de pratique religieuse de mon père. Comme toujours, dans ces cas là, on transigea. Mon père accepta un mariage religieux. Après tout, un libre penseur pouvait comprendre les besoins archaïques et superstitieux des paysans dont il devait éduquer les enfants. Il feint pour la forme, me dit-il, de résister un peu puis céda. Marguerite et lui se marieraient le samedi 23 juillet. On ne pouvait quand même pas se marier le 16, deux jours après la Fête Nationale qui se fêtait au chef lieu de la commune.

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