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Ma vie ne regarde que moi
13 août 2019

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J'ai décidé d'écrire ma vie dans le désordre des souvenirs. Tirer le fil, défaire le temps comme un vieux tricot, me laisser dans l’écriture porter par l’écriture même. La rapporter dans un ordre chronologique est en effet voué à l’échec : trop de réminiscences me reviennent en mémoire chaque fois que j’essaie de rapporter tel fait ou tel événement. Ainsi de ce récit, recueil de nombreuses petites confidences faites, au cours du temps, lors de nos nombreux moments d’intimité, tant par ma mère que par mon père. Lucien et Marguerite. Ne dirait-on pas Roméo et Juliette ? Nulle chronologie dans ces souvenirs qui viennent dans le plus complet désordre.

Ma mère, Marguerite Mazel avait alors un tout petit peu plus de 19 ans. Elle était, paraît-il, la plus belle des filles de La Roche, et sa beauté connue dans tout le canton. Peut-être même dans les cantons voisins. Alors même qu’à cause de la guerre, les filles étaient beaucoup plus nombreuses que les garçons, plusieurs soupirants la poursuivaient en vain. Elle connaissait bien mon père puisque, toutes les trois semaines, le lundi soir, il mangeait dans sa famille et le village était si petit. Elle ne pouvait s’empêcher de regarder le «maître» avec une certaine admiration, en était secrètement amoureuse me dit-elle plus tard, mais n’osait penser qu’un homme comme lui pourrait s’intéresser à elle. Aussi, dans les fêtes de villages où elle avait l’occasion d’aller, Marguerite, était très entourée mais refusait toutes propositions. De son côté, mon père était un peu la coqueluche des jeunes filles en âge de se marier : jeune, fonctionnaire, instituteur, célibataire, aimant La Roche, rescapé intact de la guerre, toutes lui souriaient et tentaient plus ou moins de le séduire. Aucune cependant ne croyant y parvenir tant il leur semblait inaccessible. Elles avaient raison car, aux yeux de mon père du moins, aucune n’avait le charme de ma mère. Ce qui lui plaisait peut-être avant tout en elle, c’était sa vivacité d’esprit. Elle avait de l’humour et de l’intelligence et il lui arrivait assez souvent de s’attarder à bavarder avec elle lorsqu’il la rencontrait auprès de la fontaine, au bord du ruisseau ou quand il dînait chez ses parents. Il ne pensait pas encore être amoureux, me dit-il un jour, mais comment savoir à quel moment un amour commence, quels sont les gestes, les mots, les regards qui en décident. Les coups de foudre sont si rares et mon père était un homme pondéré.

Pourtant un jour d’avril, quand mon père surprit Marguerite qui, allongée sur l’herbe renaissante après avoir cueilli des champignons, se reposait au soleil fragile du printemps. Il sentit le désir s’approcher, s’assit près d’elle sur une pierre. Ils parlèrent de choses et d’autres dont aucun des deux ne se souvenait plus tard, sûrement d’abord de ses champignons, ou il se réjouit de l’omelette au cèpe qu’elle lui annonça mais, surtout, ils se regardaient et respiraient l’un près de l’autre. Ils étaient seuls dans la nature sauvage protégés par des cercles de roches et des forêts, il la regarda dans les yeux : «Je fais un vœu, lui dit-il, et j’espère le voir bientôt accompli». Pépiements d’oiseaux, chant du ruisseau tout proche, chant de la brise dans les arbres : cantate. Marguerite me dit qu’elle répondit : «Pourquoi vous me dites ça ?». Et ne sachant ce qu’elle doit comprendre, elle prononce ces mots d’une voix rendue plus grave par une émotion qu’elle ne maîtrise pas. La nature les entoure, l’appel de la sève et du sang, la solitude donnent à ce moment une solennité particulière. C’est alors que leur vie se décida.

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