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Ma vie ne regarde que moi
13 août 2019

07

Au village, l’instituteur était un dieu laïque. Mon père étant célibataire, il représentait en plus, quelque chose comme l’espoir dans un nouveau futur : chaque famille voulait l’avoir à tour de rôle à sa table. J’imagine que, bien qu’il soit venu se ressourcer dans cet espèce d’ermitage de l’éducation que représentait le village si isolé de La Roche, il devait plutôt apprécier de pouvoir sortir de sa classe, une classe unique du cours préparatoire au certificat d’étude, avec dix sept élèves — sept garçons, dix filles — et de l’école, petite maison rustique aux murs de granit aussi épais que ceux d’une forteresse comprenant au rez-de-chaussée l’unique salle de classe et, à l’étage, l’appartement de l’instituteur : trois petites pièces et une cuisine.

Tous les midis, il mangeait chez lui, à l’école, mais les onze familles du village tenaient toutes à l’avoir à tour de rôle à leur table. Il était difficile dans le contexte très particulier du village de ne pas répondre à diverses attentes de ceux avec lesquels il avait à vivre jour après jour et dont, rapidement, il saurait tout. Désireux de faire preuve d’une certaine indépendance, il avait accepté mais en instaurant cependant une « rotation diplomatique » sur trois semaines, n’acceptant de partager que leurs repas du soir. De plus, il ne se laissait jamais inviter ni le samedi ni le dimanche, réservant ces jours à d’éventuels déplacements vers le chef-lieu de département. Pour faire preuve d’ordre et de justice — n’en était-il pas un représentant officiel ? L’ordre, devenu immuable par nécessité « politique », était donc le suivant : le premier lundi soir était réservé à la famille Mazel, le mardi aux Bouviala, le mercredi à la veuve Bouissou, femme alerte d’une cinquantaine d’années, le jeudi aux Chaptal, le vendredi à la vieille charmante dame Mazurel, le deuxième lundi aux Champbreton, le mardi à la veuve Combes, femme un peu acariâtre d’environ quarante ans mais qui voulait absolument «faire comme tout le monde». Le mercredi c’était la jeune veuve Durand et cette invitation était un peu plus délicate car cette jeune femme était plutôt avenante et même, quand je l’ai connue quelques années plus tard, elle portait encore la trentaine avec un charme certain. Le jeudi, chez la veuve Bonnal : 38 ans alors mais déjà asséchée, rabougrie, le corps comme refermé sur sa souffrance, par la perte de son mari au front qui la laissait seule avec quatre enfants encore jeunes. Le vendredi, une autre veuve encore d’environ cinquante ans mais qui parut avoir toute sa vie la cinquantaine : Marthe Charrier qui bien que proche de la misère n’aurait jamais accepté que mon père ne vint pas partager avec elle les légumes de son jardin. Le troisième lundi : la veuve Rousset dont les deux fils étaient mort à la guerre à quelques jours d’intervalle. Les jours restant, jusqu’au lundi suivant, il dînait à l’école seul dans sa petite cuisine rudimentaire chauffée par sa lourde cuisinière de fonte.

Le destin se joue souvent des personnages et ce que l'on pense qu'aurait dû être la trajectoire de leur vie suit des parcours imprévisibles; rien, sinon les ruses de la vie ne prédestinait le jeune citadin qu’était mon père, à devenir pendant de longues années l’ermite laïque à la fois protégé et isolé par la communauté du village. Occupant une position en déséquilibre, aussi solide et branlante que l’était le rocher du village, il était et n’était pas un des leurs.

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